Dans la vaste partition des littératures qui auscultent les cicatrices du XXe
siècle, Irina, un opéra russe d’Anouar Benmalek se déploie
comme une œuvre d’une ambition et d’une architecture singulières. Il s’agit
d’un opéra total où les destins individuels, pris dans les glaces de la Neva ou
les steppes funestes du Kazakhstan, deviennent les airs tragiques d’une
Histoire dont les chœurs anonymes et brutaux résonnent encore. Le livre
orchestre une polyphonie magistrale où la quête amoureuse d’un historien
algérien à la retraite, Walid, à la recherche de son amour de jeunesse, la
soprano Irina Rostova, devient l’ouverture d’une dramaturgie vertigineuse.
Cette quête exhume les passés ensevelis, ceux de la violence d’État et de la
culpabilité intime, révélant comment la voix d’une artiste peut porter, à son
insu, le poids d’un monde fracturé.
Leningrad, capitale des âmes et des fantômes
Le roman ancre sa narration dans deux temporalités que tout oppose et que tout
relie secrètement. D’une part, le Leningrad des années 1970-1980, cité
impériale figée dans la torpeur brejnévienne, où la splendeur de l’Ermitage et
la ferveur artistique du Kirov coexistent avec la surveillance bureaucratique
et la précarité du quotidien. C’est là que Walid, jeune doctorant venu
d’Algérie, découvre l’amour et la complexité d’une société où chaque geste est
scruté. D’autre part, le livre plonge dans les ténèbres des années 1930 au
Kazakhstan, théâtre d’une collectivisation forcée et d’une famine orchestrée
par le pouvoir stalinien. Anouar Benmalek restitue avec une précision
documentaire la langue glaciale de l’administration de la terreur : celle
des quotas d’arrestations et des catégories de suspects, où l’individu est
dissous dans la statistique.
Soit tu remplis ton quota, soit tu te retrouves dans le quota.
Cette phrase, assénée par un supérieur du NKVD, résume à elle seule la logique
déshumanisante qui broie les corps et les consciences, transformant les
serviteurs de l’État en rouages d’une machine à anéantir. C’est dans ce creuset
de violence que se forge le destin de Vladimir, grand-père d’Irina, dont le
passé de tchékiste constitue le cœur secret et tragique du roman.
Une partition à plusieurs voix
La composition d’Irina, un opéra russe emprunte sa structure à l’art lyrique.
Le récit alterne les focalisations comme des airs solistes qui
se répondent en contrepoint. La voix de Walid, en 2022, est celle de la mémoire
et du regret, une longue élégie portée par quarante ans de silence. Celle
d’Irina, dans ses jeunes années, est celle de l’ambition artistique, de la
passion charnelle et d’une lutte constante pour que sa voix souveraine échappe
aux contingences matérielles et politiques. Enfin, la narration plonge dans la
conscience de Vladimir, archéologie d’une faute originelle qui contamine les
générations. Cette polyphonie est scandée par des motifs récurrents qui
agissent comme des leitmotive. La contemplation du Joueur de luth du
Caravage à l’Ermitage devient une méditation sur le regard et la vérité
latente, où l’apparition fantomatique d’un chiot dans la toile symbolise ce qui
n’existe que pour ceux qui savent voir. Le cauchemar, loin d’être un simple
ressort psychologique, devient le mécanisme par lequel le temps lui-même se
fissure, ouvrant des brèches sur des passés alternatifs et des avenirs avortés.
L’aria, enfin, est l’espace où la voix d’Irina atteint une forme de liberté
absolue, un capital symbolique qu’elle tente de préserver face aux pesanteurs
du monde.
La tyrannie du temps et la dette de l’Histoire
Au cœur du roman palpite une interrogation philosophique sur la nature du temps.
Le temps chez Benmalek est une matière dense, élastique, parfois réversible. À
travers le personnage de Vladimir et ses “retours” dans le passé, le roman
explore l’idée d’une histoire qui n’est pas une flèche mais une boucle, où
chaque tentative de corriger le destin aggrave la tragédie initiale, comme si
l’entropie du malheur était une loi physique inéluctable. Cette conception
tragique du temps fait écho à la figure de l’ange de l’Histoire de Walter
Benjamin, qui voit le passé comme une accumulation de ruines dont il ne peut se
détacher. La culpabilité de Vladimir devient ainsi une dette qui se transmet,
contaminant jusqu’à la vocation de sa petite-fille. La voix d’Irina, pure et
transcendante, est aussi l’héritière inconsciente d’un silence criminel. L’art,
dans cette perspective, est à la fois une rédemption possible et le lieu où se
rejoue le drame. Cette dialectique trouve son apogée dans l’épisode du
« double » de Staline, scène saisissante où la représentation du
pouvoir expose sa propre duplicité, interrogeant la frontière entre la vérité
historique et ses simulacres.
J'ai tant de choses à te dire, / Ou plutôt, une seule, mais vaste comme la mer…
Cette confidence de Mimi dans La Bohème, que Walid reçoit comme une
promesse au début du roman, devient la métaphore de l’œuvre entière : un
récit qui, sous l’apparence d’une histoire d’amour, contient l’océan d’un
siècle de fracas et de silences.
Irina, un opéra russe est une fresque puissante sur
la rémanence du passé et la manière dont les vivants portent, souvent sans le
savoir, les fantômes de l’Histoire. En liant le destin d’une cantatrice de
Leningrad à la mémoire de la famine kazakhe et à l’exil d’un intellectuel
algérien, Anouar Benmalek tisse des correspondances inattendues entre les
géographies et les époques. Le roman laisse une trace profonde par sa capacité
à incarner dans des destins singuliers les grandes tragédies collectives, et
par sa conviction que l’art, même s’il ne sauve de rien, demeure le lieu où la
dignité humaine peut encore se chanter. C’est une œuvre dont la musique, à la
fois déchirante et lumineuse, continue de résonner bien après que le rideau est
tombé.