dimanche 17 février 2019

Sisyphe et la haine


Ainsi donc, rien ne changerait : l’homme, la femme et l’enfant seraient toujours considérés comme des bêtes nuisibles à expulser, chasser, et même à tuer, pourvu que quelque chose dans leur apparence (couleur de peau, habillements, croyances religieuses…) les fît apparaître comme « étrangers », et, par conséquent, pas totalement humains !
Cette certitude misérable d’avoir toujours quelqu’un qui vous soit « inférieur » est largement répandue dans notre bête communauté de singes Homo sapiens et est même perçue comme un signe de « progrès » par certaines âmes indignes : en effet, avoir, par exemple, des migrants « chez soi »,  des migrants qui ont franchi votre frontière au péril de leurs vies et après des épreuves épouvantables, des migrants dont vous pouvez vous plaindre d’un ton pincé dans les discussions racistes de comptoir « prouve » que vous avez la chance, vous aussi, d’appartenir peu ou prou au monde des pays « riches », ou, du moins, moins pauvres que ceux de ces « envahisseurs pouilleux » qui auraient dû rester chez eux dans leur noire Afrique « au lieu de venir voler notre pain et agresser nos fille, chère madame ! »
Cette possibilité de mépriser autrui « à cause de ce qu’il est » est précieuse pour certains de ceux qui sont eux-mêmes susceptibles de subir cette dégradation dans l’ordre de l’humanité ! « Si nous pouvons traiter de haut des migrants africains », estiment d’aucuns en Algérie, pour ne citer que ce pays, qui est aussi le mien, « si nous avons le droit d’employer à leur encontre les mots du raciste occidental contre le migrant maghrébin, alors nous ne sommes plus au bas de l’échelle humaine, il y a plus infame que nous ! ».
Pour ceux de mes concitoyens dont le cœur se gonfle de haine consolante, c’est une pure jouissance que de pouvoir renvoyer, à leur tour, les mots souillés des xénophobes occidentaux dans la direction des clandestins africains qui ont traversé illégalement les frontières sud du pays, avant d’échouer sur les trottoirs d’Alger et d’autres villes du nord, affamés, épuisés de fatigue et à bout d’espoir.
Quel plaisir ignoble, en effet, que de pouvoir traduire — et avec l’aval en acte des autorités — les vieilles insultes européennes « Sale Arabe, bougnoule, violeur maghrébin, porteur de syphilis, etc. » en une version plus locale : « Sale Africain, négro, violeur noir, porteur d’Ebola, etc. » !
Quelle satisfaction écoeurante que d’être en mesure de reprendre, et, parfois au plus haut niveau officiel, les mêmes accusations proférées contre les Maghrébins ou les Syriens (pour ne citer qu’eux) par l’extrême droite européenne pour les appliquer contre ces maudits migrants à la peau trop sombre pour être tout à fait honnêtes : «  la présence des migrants et des réfugiés africains dans plusieurs localités en Algérie peut causer des problèmes aux Algériens, [les exposant] au risque de la propagation du sida ainsi que d’autres maladies sexuellement transmissibles » !
Ce sont les propres mots d’un triste sire occupant le poste officiel en Algérie de « président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme » (sic) prononcés après les rafles opérées à Alger dans les rangs des migrants subsahariens et leur convoyage manu militari aux portes du Sahara, avant leur expulsion définitive. Oubliant la solidarité pourtant consubstantielle à l’organisme qu’elle dirige, même la responsable du Croissant-Rouge algérien a justifié la mesure en y allant de sa vilaine phrase sur la « promiscuité qui pose des problèmes d’ordre sécuritaire » …
C’est tellement chic de pouvoir être ouvertement raciste à son tour : on se sentirait presque européen, on adhérerait, tiens ! au Front National avec enthousiasme et on voterait même Donald Trump si celui-ci ne détestait pas à ce point tout être humain dont le bronzage n’est pas dû au seul soleil d’une plage !
Comment ne pas désespérer devant cette misère faite aux migrants, nos semblables, qui ne veulent qu’une seule chose au fond : fuir la guerre et la misère pour donner une meilleure vie à leurs enfants ? Comment avoir foi en l’humanité que nous partageons avec eux, quand tant de milliers d’entre ces frères en humanité perdent la vie en traversant le désert ou la Méditerranée sans provoquer plus de scandale que ça à l’OUA, l’ONU, la Ligue arabe et tous ces « machins » dispendieux et volontiers donneurs de leçons par ailleurs ?
J’avais écrit il y a quelques années un poème se voulant caustique :

Tous les Cafards se ressemblent
au point que j’en arrive à me demander
« Mais comment font-ils donc
pour se distinguer? »
Tandis que Nous, les Punaises
ah! Nous, les Punaises...

Il m’arrive de désespérer plus souvent qu’à mon tour de la nature humaine. J’ai eu une discussion à ce propos avec une amie, artiste de grand talent, Emmanuelle Bunel. Lucide, elle professe, elle, l’optimisme en action. Elle m’a fait l’honneur de chanter un de mes poèmes, écrit en pensant, en partie, à cette « Mer Blanche Moyenne », l’un des autres noms de notre chère Méditerranée, devenue malgré elle tombeau de tant de migrants :


les oiseaux se posent sur les têtes
ils mangent du soleil
qu’ils découpent en tranches
et te donnent en échange des miettes d’étoiles

Dans mon pays
ne t’étonne pas
si la lune verte
aux ruses de fennec
s’essayant à chaque montagne
chapeau pointu et hilare
ne t’étonne pas
si à l’improviste
elle te croque soudain le cœur
en battant les mains de joie

Dans mon pays
la mer n’est pas la mer
c’est une griffe
bleue ou violette c’est selon
qui se pavane sur ses vagues
et se tait parfois
dans une grotte
pour écouter le souffle des plantes qui respirent

Dans mon pays
les oranges sont citrons
et les citrons sont oranges
les labyrinthes sont simples
et les fruits font beaucoup de bruit en naissant

Dans mon pays

Serre les dents, m’a-t-elle conseillé en substance, écris d’abord et plains-toi ensuite ! La lutte contre la haine est une tâche épuisante, de longue haleine, mais, bon, Sisyphe avait-il eu la possibilité de refuser son destin ?
Anouar Benmalek