Vous publiez Tu ne mourras plus demain, un récit très personnel, intime, qui prend la forme d’une adresse à la mère, votre mère… Pourquoi cette forme ?
Je ne me suis même pas posé la question de la manière d’écrire Tu ne mourras plus demain. Tout de suite, l’usage de la deuxième personne du singulier s’est imposé, tant ma mère était extraordinairement présente à mon esprit. Si une personne se trouve devant vous, il ne vous viendrait pas l’idée, en effet, de parler d’elle à la troisième personne — à moins que vous ne vouliez lui manquer de respect ! Jamais, cependant, je n’aurais imaginé écrire un livre aussi personnel. Je ne suis pas un adepte de l’autofiction littéraire, je trouve que ma trajectoire personnelle n’est pas si extraordinaire qu’elle mérite d’être transformée en objet littéraire. En comparaison, la liberté que procure la fiction est si enivrante que pour rien au monde je n’aurais pensé m’en priver : je crée des vies, je façonne leurs parcours à ma guise en leur attribuant les sentiments que je choisis, je les fais s’entrechoquer au gré des questions qui m’agitent, je clos les vies de mes personnages (autrement dit : je les tue) quand cela m’arrange. Pourquoi donc m’encombrer des limites imposées par la « vérité » — au sens de la relation brute de faits qui se sont déroulés à un moment donné, à un endroit donné, et mettant en cause une personne donnée ?
Et pourtant, s’agissant de ma mère, alors qu’elle gisait dans le salon de son petit appartement algérois, yeux fermés pour toujours, déjà en route pour je ne sais quel éventuel néant, je me suis aperçu, à la manière d’une gifle qu’on reçoit alors qu’on ne s’y attend pas, que j’avais devant moi et l’objet de mon chagrin (écrasant par son intensité) et l’illustration même de cette contingence invraisemblable qui fait souvent l’objet du projet romanesque. Car, enfin, j’avais devant moi non seulement ma mère, ma très chère mère, mais aussi, au fond, une femme étrangère, elle-même fille d’un couple doublement étranger, procédant de deux continents, de deux, trois ou même quatre pays, cultures et religions, dont la mère était une artiste de cirque au temps où cela était presque synonyme de paria, et dont le père descendait d’une esclave noire de Mauritanie, Peule peut-être, allez savoir… Et tout cela en un siècle où les guerres succédaient aux guerres, où les hommes ne faisaient la paix que pour mieux préparer les massacres et les holocaustes des décennies à venir…
Comment ma mère, convergence de plusieurs destins que rien ne prédisposait à se télescoper, en était-elle arrivée là ? Et moi, le fils, devenu encore plus mortel maintenant que ne respirait plus celle qui l’avait mis au monde, qu’allais-je apprendre de cette effroyable expérience : la mort de celle que j’aimais au-delà de tout et qui, par le simple fait d'exister, me "protégeait" (ainsi que tout enfant le croit) de ma propre mort?
J’ai alors décidé que mon chagrin, ce chagrin tout ce qu’il y a de plus brut, de plus vrai, de plus insupportable, serait abordé, sinon circonvenu, par le biais de cette grande consolatrice qu’est la littérature - et offert comme présent posthume à cette femme sans vie allongée devant moi.
Cette "lettre" est aussi un voyage dans le temps et dans l'espace, à travers une généalogie où toutes les combinaisons, ou presque ont été présentes à un moment ou un autre: un ancêtre, juif peut-être, constructeur de synagogues en Bavière, un autre, musulman, défenseur de l'austère Constantine face aux Turcs et qui deviendra, après avoir été empaillé, le saint patron de cette ville, un Suisse protestant qui fera expulser, au début du vingtième siècle, sa femme allemande enceinte de son propre fils, un grand-oncle qui s'engagera dans l'armée allemande au tout début de la seconde guerre mondiale, sans compter, évidemment, cette grand-mère suisse trapéziste qui volera dans ma mémoire jusqu’à mon dernier jour sur terre...
Derrière cette adresse à la mère qui meurt dans un hôpital algérien où elle n’est pas correctement prise en charge, se profile une peinture de la société algérienne et ses travers.
L’hôpital en Algérie est un résumé effroyable de la société de ce pays : le pire (souvent) y côtoie le meilleur. L’indifférence est plus souvent au rendez-vous que la simple compassion, la négligence que la conscience professionnelle. Les inégalités y sont plus frappantes qu’ailleurs car, en dernière instance, elles mettent en jeu la vie même de ceux qui les subissent. On y rencontre certes des gens humain et compétents, mais le système de gestion (de mauvaise gestion) est ainsi construit que le pire semble conduire la danse. Visitez les services d’oncologie et vous comprendrez la cruauté des rapports sociaux économiques en Algérie : si vous n’avez pas d’ « épaules », c’est-à-dire de connaissances influentes parmi le personnel médical et paramédical, si, pis, vous êtes pauvre, alors attendez-vous à souffrir le martyre…
De toute façon, les dirigeants du pays se fichent pas mal des dysfonctionnements du système hospitalier algérien car, au moindre souci de santé, eux n'hésitent pas à se faire transférer à grands frais dans les meilleurs hôpitaux des grandes capitales occidentales...
Votre mère est Marocaine et a vécu en Algérie une grande partie de sa vie. Elle y a vécu comme une étrangère, subissant les travers de l’administration, amenant votre père à ne pas la déclarer pendant un laps de temps de peur qu’elle ne soit renvoyée dans son pays, le Maroc. C’est terrible et scandaleux. Comment avez-vous vécu cela ?
Ma mère a vécu pendant longtemps dans l’exil le plus total, avec l’impossibilité, durant des années de se rendre dans son pays natal car elle craignait de ne plus pouvoir revenir auprès de ses enfants et de son époux. Elle n’a pas été la seule dans ce cas, loin de là : les deux pays ont rivalisé de sournoiserie politique et de bêtise bureaucratique dans ce domaine. Que de familles des deux côtés de la frontière algéro-marocaine ont été brisées par les absurdes et anachroniques querelles à courte vue opposant les classes politiques des deux pays ! Dans ce domaine du respect des droits des étrangers, aucun pays ne rachète l’autre.
Mère marocaine, grand-mère maternelle suisse, issue elle-même d’un mariage entre un Suisse et une Allemande, c’est la question des origines mêlées, croisées et, par conséquent la question identitaire longtemps taboue en Algérie.
L’Algérie pourrait être une Andalousie nouvelle si elle choisissait de vivre avec toutes ses richesses humaines, celles du passé, léguées — ou imposées— par les convulsions de l’histoire, et celles du présent, avec les opinions polyphoniques et, parfois nécessairement, contradictoires de ses concitoyens. Elle s’y refuse pour le moment, préférant se réfugier dans une prétendue identité monolithique, rigide et stérile, essentiellement fondée sur la langue arabe classique et la religion. Cette obstination de l'Algérie à refuser de se voir telle qu’elle est réellement est dangereuse, elle a déjà coûté la vie à près de deux cent mille citoyens. Il lui en coûtera davantage à l’avenir, le pire n’étant pas d’être relégué petit à petit au rang de pays "antipathique" ayant choisi de se donner comme futur un passé moyenâgeux, meurtrier et encore plus dictatorial.
J’ajouterais cependant que cette tentation de la "pureté" n'est pas propre à l'Algérie et ne relève pas non plus d'un quelconque (et stupide) atavisme ethnique. Dans mon livre, je rappelle une autre tentation de la pureté, d'une échelle autrement plus catastrophique, qui s'est emparée d'une partie de l'Europe au mitan du siècle dernier, entraînant, entre autres crimes indescriptibles, deux génocides, celui des Juifs et des Tsiganes.
Aucun peuple, malheureusement, n'est vacciné contre les ravages de la haine et de l'intolérance !
À côté de cette mère, étrangère et tendre, il y a la figure du père, austère et sévère. Et qui est un homme de théâtre, ce qui est assez contradictoire. On se serait attendu à un personnage plus ouvert. Cela dit, là aussi ce sont les pesanteurs de la société algérienne qui l’influencent…
Ma lettre à ma mère est aussi, à certains endroits, une adresse à mon père, les deux personnes longtemps les plus décisives de ma vie. Si la contradiction comme figure philosophique avait besoin d'une représentation humaine, mon père aurait été un candidat idéal. Mais peut-être était-il d'abord un homme de son temps, à la fois empêtré dans les pesanteurs du passé et tendu de toute son âme vers les promesses de l'avenir. Homme du futur quand il s'agissait de s'opposer à la servitude coloniale, homme du passé (d'un certain passé) quand la question de la liberté de ses enfants (et surtout de ses filles) s'est posée. Je nuance immédiatement: il a tout fait pour que ces mêmes filles accomplissent des études, n'hésitant pas à leur permettre de les poursuivre à l'étranger quand la possibilité s'en est offerte. Emporté, d'un caractère difficile, mon père admettait peu la contradiction, mais, en même temps, inondait la maison de livres parfois peu orthodoxes, nous offrant ainsi les instruments de notre propre libération intellectuelle et spirituelle. Je lui dois beaucoup même s'il m'arrive de lui en vouloir, n'ayant jamais réussi à avoir avec lui la conversation décisive qui nous aurait définitivement réconciliés.
Derrière ce tableau familial, se profile donc la société algérienne intolérante, fermée.
Mon livre brasse un peu plus d’un siècle d’histoire. Un regard objectif sur les cent dernières années suffit pour constater que l’intolérance, le racisme, le sectarisme politique ou religieux ont été très « démocratiquement » (et très « sanguinairement ») partagés entre les différentes nations de notre planète. La société algérienne n'est donc pas un cas particulier, condamnée, par une absurde macule congénitale, à l’exclusion et au fanatisme. Les circonstances terribles de son histoire passée et présente, la nature prédatrice et profondément médiocre du pouvoir qui gère si mal l'Algérie depuis son indépendance, ne l'ont certes pas aidée à transformer en ouverture religieuse, morale et politique les grandes valeurs d'hospitalité et de générosité qui sont foncièrement les siennes. Elle a payé le prix fort pour découvrir les conséquences néfastes de l’imposition par la force et la terreur de l'unicité de pensée. Tout est possible pour elle, le meilleur comme le pire et rien n'est plus urgent pour ce pays que de se demander quel type d’avenir et de société il veut pour ses enfants et, en particulier, s’il souhaite réellement rester en marge de l'histoire. La tâche qui l'attend est immense car il ne lui suffira pas de se débarrasser du régime sclérosé qui règne sans grande utilité, sinon celle de se servir, à sa tête.
Écrire un tel texte doit être assez éprouvant. Comment on en sort ?
J’en suis ressorti à la fois meurtri et reconnaissant. Meurtri et plein de remord d’être passé à côté de ma mère, sans avoir jamais essayé d’en savoir plus sur l’être humain complexe qu’elle avait été en réalité ; reconnaissant, parce que le peu que j’ai gardé d’elle m’a durablement changé. En mieux, je crois.
Propos recueillis par Yahia Belaskri
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