Notre
révolution démocratique, nous l’avons faite en octobre 1988.» Tous le
disent aujourd’hui. Surtout les dignitaires du régime. Ahmed Ouyahia,
Premier ministre et secrétaire général du RND, Mourad Medelci, ministre
des Affaires étrangères, Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du
FLN et ministre d’Etat, représentant personnel du président Bouteflika,
et d’autres, célébrant sans complexe la «révolution démocratique»
d’Octobre et revendiquant son héritage. Qui l’aurait cru possible il y a
seulement quelques mois ? Conjurent-il ainsi le «mauvais» sort jeté
par les peuples maghrébins et arabes à leurs autocrates ? Rien n’est
moins sûr.Que les dirigeants du pays revendiquent le 5 Octobre après
l’avoir qualifié de «complot», de «jacquerie», de «chahut de gamins» et
ses manifestants traités de «voyous» relève de l’«obscène, tient de
cet hommage que rend parfois le vice à la vertu», commente Anouar
Benmalek, écrivain, journaliste et président du très impertinent CCT,
le Comité national contre la torture créé dans la foulée du soulèvement
populaire d’Octobre.
Cette tartuferie politicienne est symptomatique, d’après Benmalek, du degré d’amnésie affectant la société : «Une amnésie perpétuelle. Car n’oublions pas que ces responsables, à l’époque piliers du système répressif, endossent une lourde responsabilité dans les tueries et tortures pratiquées en octobre 1988.» 23 ans après cette séquence révolutionnaire au goût d’inachevé, 500 morts plus loin, beaucoup d’amertume et un insondable sentiment d’injustice et d’impunité parcourent la «génération d’Octobre». A ce jour, aucun des assassins et tortionnaires d’Octobre, «amnistiés» au lendemain des événements, n’a été jugé. (E.W)
interview d'El Watan, 5 octobre 2011
-Ouyahia, Medelci, Belkhadem louent aujourd’hui les vertus démocratiques de la révolte d’Octobre 1988. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Cela ressemble presque à une farce. Que les dirigeants actuels revendiquent le 5 Octobre, cela ne peut être qu’obscène. Cela prouve aussi la force du symbole : ceux qui, hier, étaient traités de petits voyous sont devenus indispensables pour asseoir la légitimité du pouvoir. Cela illustre aussi le degré d’amnésie affectant la société. Car n’oublions pas que ces responsables, comme c’est le cas de l’inénarrable Belkhadem, pilier s’il en est du système répressif, endossent une lourde responsabilité dans les tueries et tortures pratiquées en Octobre 1988. Je constate qu’il y a comme une amnésie perpétuelle. Le peuple préfère parfois oublier. C’est terrible car nos morts sont méprisés ; ils meurent deux fois, en fait. Les événements qui ont suivi Octobre étaient tellement épouvantables que les 500 morts des événements paraissent presque insignifiants.
-L’Armée nationale populaire a tiré sur le peuple. Pensez-vous que cela constitue en soi un grave précédent ? Que l’armée choisira, dans un contexte révolutionnaire similaire à Octobre, le même camp, celui du régime…
Ce n’est pas la première fois que l’armée tire sur le peuple. Le «contrat moral», l’idylle présumée entre l’armée et le peuple ont été rompus bien avant Octobre 1988. Les appareils répressifs de l’armée avaient tous les pouvoirs et l’ont fait comprendre au peuple. Il faut rappeler les affrontements de l’été 1962 entre l’armée des frontières et les maquisards de l’intérieur. A Annaba, après le coup d’Etat de 1965, l’armée a assassiné des Algériens. N’oublions pas la chape de plomb et la terreur que faisait régner en Algérie la Sécurité militaire.
-A la veille de chaque commémoration d’Octobre 1988, le même débat resurgit. Octobre 1988, jacquerie ou révolte spontanée ?
Je pense que c’est un mélange des deux. Au départ, je crois que cela été voulu par un clan du pouvoir. Un clan qui a surestimé par ailleurs sa force. Mais la colère du peuple, l’emballement des évènements ont été tels que ce clan a été complètement dépassé par la suite. C’est ma conviction intime et je n’ai pas d’arguments à faire valoir. Ce n’était pas tant la démocratie que le peuple réclamait, en Octobre 1988. La révolte du peuple n’avait pas d’objectif précis mais elle était orientée contre toutes les formes d’humiliation qu’on lui faisait subir. Les partis d’opposition clandestins étaient déphasés par rapport au peuple, dépassés par les événements.
Les services de sécurité, rongés par l’incompétence, l’ont été aussi. Je crois qu’il y avait dedans un cocktail de magouilles politiciennes de très bas niveau et d’incompétence des appareils répressifs du régime. Car la révolte était là, potentiellement forte, mais elle a pêché par une absence totale d’encadrement politique. Les forces démocratiques étaient très faibles et elles le sont toujours, tandis que la seule force organisée était les islamistes. Ces derniers ont tout naturellement tiré profit de la situation. Avec du recul, il ne peut pas en être autrement. Les Algériens qui manifestaient et défiaient le régime découvraient en fait leur force.
-Le Comité national contre la torture a été mis en place en réaction à la répression féroce qui s’est abattue sur les manifestants. Quel a été votre rôle exactement ?
J’étais alors journaliste à Algérie Actualité. Comme dans toutes les rédactions, à l’époque, on savait qu’il y aurait quelque chose le 5 octobre. Dès le départ, les prévisions étaient tellement précises que la thèse de la manipulation par les «services» apparaît vraisemblable. Maintenant, qui de la Présidence ou de l’armée ont été les véritables instigateurs, je crois, personnellement, qu’il ne faut pas trop s’attarder sur cet aspect et ne retenir en définitive que l’immense élan populaire et les espoirs suscités, notamment celui de la dignité retrouvée. On avait fait une grande assemblée générale à l’université d’Alger. Les gens sont venus témoigner des tortures subies. Nous étions choqués par les récits donnés par les victimes, étonnés par le courage dont elles faisaient preuve pour raconter les tortures que les services de sécurité leur ont infligé. Je me souviens du témoignage d’un manifestant de Bab El Oued torturé par la police. Son sexe avait été introduit dans un tiroir, pris en tenailles, écrasé violement avec le casier. «On a tué mon âme», hurlait-il.
-La torture a été pratiquée à grande échelle lors de ces événements…
Connaissant la nature du régime, ce n’était pas une surprise. Le régime a toujours fonctionné par la torture. Cela étant, il n’y a pas eu déchaînement subit de violence. La torture a été démocratiquement pratiquée. Tous les services de sécurité que compte le pays avaient participé démocratiquement à la torture. Nous avions honte, nous, intellectuels, de rester en marge. D’où l’idée de constituer un Comité national contre la torture qui, malheureusement, n’a pas été jusqu’au bout de sa raison d’être malgré ses nombreuses manifestations. Beaucoup de gens nous avaient rejoints, beaucoup ont abandonné sous la pression et l’intimidation. Je me souviens que les dirigeants du Comité ont été convoqués par l’un des patrons de la Sécurité militaire à l’époque. Ce dernier nous mettait en garde, nous hurlait : «Nous sommes le cœur de l’Etat.» Evidemment, on a eu peur, mais cela ne nous a pas empêchés de publier le «Cahier noir d’Octobre» avec des témoignages épouvantables.
23 ans après, on constate qu’aucun des responsables des tueries, aucun des tortionnaires n’a été inquiété, n’a payé ne serait-ce que le prix de la honte. C’est l’impunité totale. Notre Comité n’a été officiellement autorisé qu’au lendemain du vote de l’amnistie. Les tenants du régime poussent l’ironie encore plus loin : les victimes, considérées officiellement comme étant victimes d’accident du travail, ont été indemnisées par la Caisse de sécurité sociale ! Accident du travail, disent-ils : travail des bourreaux, s’entend !
-Les acquis d’Octobre n’ont pas résisté à l’épreuve du temps et les coups de boutoir du régime…
Oui, c’est vrai du point de vue politique. La façade a été ravalée : multipartisme, une Assemblée plurielle, etc., mais ce n’est qu’une vitrine car le personnel politique a été domestiqué. Le seul acquis d’Octobre qui demeure encore est la liberté de parole, la liberté d’expression des Algériens. Il ne faut ni le sous-estimer ni le surestimer.
propos recueillis par Mohand Aziri
Cette tartuferie politicienne est symptomatique, d’après Benmalek, du degré d’amnésie affectant la société : «Une amnésie perpétuelle. Car n’oublions pas que ces responsables, à l’époque piliers du système répressif, endossent une lourde responsabilité dans les tueries et tortures pratiquées en octobre 1988.» 23 ans après cette séquence révolutionnaire au goût d’inachevé, 500 morts plus loin, beaucoup d’amertume et un insondable sentiment d’injustice et d’impunité parcourent la «génération d’Octobre». A ce jour, aucun des assassins et tortionnaires d’Octobre, «amnistiés» au lendemain des événements, n’a été jugé. (E.W)
interview d'El Watan, 5 octobre 2011
-Ouyahia, Medelci, Belkhadem louent aujourd’hui les vertus démocratiques de la révolte d’Octobre 1988. Quel commentaire cela vous inspire-t-il ?
Cela ressemble presque à une farce. Que les dirigeants actuels revendiquent le 5 Octobre, cela ne peut être qu’obscène. Cela prouve aussi la force du symbole : ceux qui, hier, étaient traités de petits voyous sont devenus indispensables pour asseoir la légitimité du pouvoir. Cela illustre aussi le degré d’amnésie affectant la société. Car n’oublions pas que ces responsables, comme c’est le cas de l’inénarrable Belkhadem, pilier s’il en est du système répressif, endossent une lourde responsabilité dans les tueries et tortures pratiquées en Octobre 1988. Je constate qu’il y a comme une amnésie perpétuelle. Le peuple préfère parfois oublier. C’est terrible car nos morts sont méprisés ; ils meurent deux fois, en fait. Les événements qui ont suivi Octobre étaient tellement épouvantables que les 500 morts des événements paraissent presque insignifiants.
-L’Armée nationale populaire a tiré sur le peuple. Pensez-vous que cela constitue en soi un grave précédent ? Que l’armée choisira, dans un contexte révolutionnaire similaire à Octobre, le même camp, celui du régime…
Ce n’est pas la première fois que l’armée tire sur le peuple. Le «contrat moral», l’idylle présumée entre l’armée et le peuple ont été rompus bien avant Octobre 1988. Les appareils répressifs de l’armée avaient tous les pouvoirs et l’ont fait comprendre au peuple. Il faut rappeler les affrontements de l’été 1962 entre l’armée des frontières et les maquisards de l’intérieur. A Annaba, après le coup d’Etat de 1965, l’armée a assassiné des Algériens. N’oublions pas la chape de plomb et la terreur que faisait régner en Algérie la Sécurité militaire.
-A la veille de chaque commémoration d’Octobre 1988, le même débat resurgit. Octobre 1988, jacquerie ou révolte spontanée ?
Je pense que c’est un mélange des deux. Au départ, je crois que cela été voulu par un clan du pouvoir. Un clan qui a surestimé par ailleurs sa force. Mais la colère du peuple, l’emballement des évènements ont été tels que ce clan a été complètement dépassé par la suite. C’est ma conviction intime et je n’ai pas d’arguments à faire valoir. Ce n’était pas tant la démocratie que le peuple réclamait, en Octobre 1988. La révolte du peuple n’avait pas d’objectif précis mais elle était orientée contre toutes les formes d’humiliation qu’on lui faisait subir. Les partis d’opposition clandestins étaient déphasés par rapport au peuple, dépassés par les événements.
Les services de sécurité, rongés par l’incompétence, l’ont été aussi. Je crois qu’il y avait dedans un cocktail de magouilles politiciennes de très bas niveau et d’incompétence des appareils répressifs du régime. Car la révolte était là, potentiellement forte, mais elle a pêché par une absence totale d’encadrement politique. Les forces démocratiques étaient très faibles et elles le sont toujours, tandis que la seule force organisée était les islamistes. Ces derniers ont tout naturellement tiré profit de la situation. Avec du recul, il ne peut pas en être autrement. Les Algériens qui manifestaient et défiaient le régime découvraient en fait leur force.
-Le Comité national contre la torture a été mis en place en réaction à la répression féroce qui s’est abattue sur les manifestants. Quel a été votre rôle exactement ?
J’étais alors journaliste à Algérie Actualité. Comme dans toutes les rédactions, à l’époque, on savait qu’il y aurait quelque chose le 5 octobre. Dès le départ, les prévisions étaient tellement précises que la thèse de la manipulation par les «services» apparaît vraisemblable. Maintenant, qui de la Présidence ou de l’armée ont été les véritables instigateurs, je crois, personnellement, qu’il ne faut pas trop s’attarder sur cet aspect et ne retenir en définitive que l’immense élan populaire et les espoirs suscités, notamment celui de la dignité retrouvée. On avait fait une grande assemblée générale à l’université d’Alger. Les gens sont venus témoigner des tortures subies. Nous étions choqués par les récits donnés par les victimes, étonnés par le courage dont elles faisaient preuve pour raconter les tortures que les services de sécurité leur ont infligé. Je me souviens du témoignage d’un manifestant de Bab El Oued torturé par la police. Son sexe avait été introduit dans un tiroir, pris en tenailles, écrasé violement avec le casier. «On a tué mon âme», hurlait-il.
-La torture a été pratiquée à grande échelle lors de ces événements…
Connaissant la nature du régime, ce n’était pas une surprise. Le régime a toujours fonctionné par la torture. Cela étant, il n’y a pas eu déchaînement subit de violence. La torture a été démocratiquement pratiquée. Tous les services de sécurité que compte le pays avaient participé démocratiquement à la torture. Nous avions honte, nous, intellectuels, de rester en marge. D’où l’idée de constituer un Comité national contre la torture qui, malheureusement, n’a pas été jusqu’au bout de sa raison d’être malgré ses nombreuses manifestations. Beaucoup de gens nous avaient rejoints, beaucoup ont abandonné sous la pression et l’intimidation. Je me souviens que les dirigeants du Comité ont été convoqués par l’un des patrons de la Sécurité militaire à l’époque. Ce dernier nous mettait en garde, nous hurlait : «Nous sommes le cœur de l’Etat.» Evidemment, on a eu peur, mais cela ne nous a pas empêchés de publier le «Cahier noir d’Octobre» avec des témoignages épouvantables.
23 ans après, on constate qu’aucun des responsables des tueries, aucun des tortionnaires n’a été inquiété, n’a payé ne serait-ce que le prix de la honte. C’est l’impunité totale. Notre Comité n’a été officiellement autorisé qu’au lendemain du vote de l’amnistie. Les tenants du régime poussent l’ironie encore plus loin : les victimes, considérées officiellement comme étant victimes d’accident du travail, ont été indemnisées par la Caisse de sécurité sociale ! Accident du travail, disent-ils : travail des bourreaux, s’entend !
-Les acquis d’Octobre n’ont pas résisté à l’épreuve du temps et les coups de boutoir du régime…
Oui, c’est vrai du point de vue politique. La façade a été ravalée : multipartisme, une Assemblée plurielle, etc., mais ce n’est qu’une vitrine car le personnel politique a été domestiqué. Le seul acquis d’Octobre qui demeure encore est la liberté de parole, la liberté d’expression des Algériens. Il ne faut ni le sous-estimer ni le surestimer.
propos recueillis par Mohand Aziri
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