lundi 8 décembre 2025

(Ou comment j'ai su, après un rêve, que je "tenais" le roman qui allait devenir "Irina, un opéra russe"...)

 

De l’épiphanie profane en matière de construction de romans

Anouar Benmalek, décembre 2021 

(revue Apulée n°7)


 


Une des périodes les plus difficiles pour un écrivain, du moins  à l’aune de ma modeste expérience, est celle qui suit la publication d’un livre. Après avoir peiné pendant des années  à écrire celui qui vient juste de paraître, avoir attendu avec une impatience inquiète les réactions médiatiques, après avoir été inévitablement et naïvement déçu de ce que le livre n’ait en rien changé ne serait-ce que de manière très marginale ce qui vous a poussé à sacrifier  autant de cette chair  irremplaçable qu’est le temps, substance même de votre existence,  il faut déjà reprendre le collier, car déjà les affres du « manque » vous assaillent.

« Le manque », le terme employé par les alcooliques ou les accrocs aux drogues dures…

Pourquoi écrit-on, au fait ? Pourquoi ai-je écrit, par exemple, L’amour au temps des scélérats en y sacrifiant quatre années de ma vie ? Et pourquoi ai-je déjà commencé à travailler sur le suivant ? Je ne sais pas répondre honnêtement et de manière convaincante à cette question.  

Essayons de décrire le processus d’écriture par le début. Il y a d’abord l’étape du projet où vous tentez, pas convaincu pour un sou, de dresser la liste, vague et contradictoire des raisons plus ou moins péremptoires qui rendraient impérative la « fabrication » d’un nouveau roman, le vôtre, différent, lui, de tous ceux qui encombrent des milliers de kilomètres d’étagères à travers le monde, la plupart inutiles, redondants, verbeux, destinés à la poussière et à l’oubli.

Pour un être doué de rationalité, il y a toutes les raisons du monde de ne pas écrire : dans un sens, tout aurait déjà été écrit ! L’écrivain se figure, à chaque nouvelle tentative, partir à la découverte d’un continent inconnu. Quand il y accoste (s’il n’a pas fait naufrage avant, ce qui est le sort le plus fréquent), et s’il n’est pas trop vaniteux (ou sot, mais, dans ce cas d’espèce, les termes sont à peu près équivalents), il aura bien assez tôt à se rendre à l’évidence que d’autres voyageurs l’ont déjà précédé sur sa prétendue Terra nullius, y construisant  depuis longtemps et avec autrement de talent vies, œuvres et civilisations sans aucunement avoir eu besoin de lui !

Mais il faut croire qu’en tant qu’écrivain, je dois faire partie de cette sous-espèce de l’humanité têtue et rétive à tous ces arguments de bon sens, car, même répétés ad nauseam, ces derniers n’arrivent décidément pas à m’empêcher de récidiver.

Et tant pis pour la nécessaire vertu de modestie, tant pis pour les arbres et la déforestation… À propos, quelqu’un aurait-il déjà calculé le bilan carbone d’un roman « inutile » ?

Je sais qu’en ce qui me concerne,  l’écriture d’un roman se décompose grossièrement en deux phases.

La première est composée de balbutiements, de retours en arrière, d’abandons, de reprises de passages « mal foutus », durant laquelle on accumule des pages et des pages sans être assuré que le livre qu’on prémédite (à l’instar d’un crime)  mérite de venir au monde et, surtout, d’être soumis au regard impitoyable des autres. On écrit à ce moment pour une raison quasi biologique : parce qu’on a besoin d’écrire, tout comme l’ivrogne a besoin de boire ou le croyant de croire.

Pendant cette phase d’incubation du roman, la tentation de tout laisser tomber et de revenir à une vie plus « saine », débarrassée de cette stupide ambition d’écrire « le grand livre », est omniprésente. La vie, n’est-ce pas ? est si courte et tout concourt à vous rappeler combien est forte la probabilité de l’avortement ridicule de votre « superbe » projet.

Je ne passe à la seconde phase que si j’ai la chance, presque au sens mystique, de « connaître une épiphanie ». Ce mot-là, épiphanie, dérivant du grec par l’intermédiaire du latin, signifie « apparition » ou « manifestation » selon les dictionnaires. Il appartenait déjà au registre religieux de l’antiquité romaine avant de prendre le sens de « l’apparition du Christ dans le monde » pour les chrétiens et, de manière plus profane : « manifestation soudaine de ce qui était caché. »

Je m’explique, en prenant l’exemple de l’Amour au temps des scélérats (E. Collas). Il me suffit de feuilleter mes notes d’avant-roman pour retranscrire l’espèce de cahier de charge que je m’étais fixé alors.

En voici certaines, un peu dans le désordre, remises perpétuellement à jour tout le long de l’écriture du roman, présentées sous la forme de réponses à une question pompeuse que je me suis posée à moi-même dès le début et pendant de longs mois : « Pourquoi donc tiens-tu tellement à écrire ce roman dont l’essentiel se passerait en Syrie, dans un contexte qui ne peut être a priori qu’effroyable, après avoir traité de tant d’évènements terribles écrasant ceux que tu appelles les « gens ordinaires », de la Shoah au génocide des Hereros, de la guerre d’Algérie à l’expulsion des morisques d’Espagne, de l’anéantissement des Aborigènes de Tasmanie à la barbarie des GIA algériens ?»

Les réponses qui suivent  ne diffèrent de celles que j’avais gribouillées à l’époque sur un grand cahier que par un peu d’apprêt syntaxique et l’introduction de noms de personnages que je n’avais pas encore choisis (et pour cause !) :

1)                     « Parce que je voudrais écrire une version mésopotamienne, à la fois antique et contemporaine, de  Tristan et Yseult, Qaïs et Leïla, Roméo et Juliette ;

2)                     Parce que je voudrais écrire une histoire d’amour absolue, intemporelle,  entre un être, Tammouz,  qui jouirait de la malédiction de la vie éternelle et une femme de l’époque de Sumer, condamnée, elle,  à la tragédie de la finitude humaine ;

3)                     Parce je voudrais raconter la recherche désespérée de la trace de cet amour à travers les siècles par cet être-djinn étrange Tammouz  aimé des chats, qui n’est pas le diable, qui lui ressemble néanmoins, au moins par la punition invraisemblable que lui a infligée son « Patron » (Dieu, en l’occurrence »)  de coexister  avec les humains et d’y découvrir, à chaque fois renouvelés, les ravages de la  réitération du sacrifice d’Abraham ;

4)                     Parce que je voudrais écrire sur la fascination morbide qu’éprouvent les croyants des religions monothéistes envers le personnage d’Abraham  poussant la soumission  jusqu’à accepter l’impensable : assassiner le fils tant aimé ;

5)                     Parce que je voudrais écrire  sur la justification par Abraham de son effarante attitude  et sur celle qu’en tirent  les  fanatiques de toute époque à propos de leurs propres crimes, en particulier ceux de Daech et leurs semblables ;

6)                     Parce que je voudrais écrire sur la recherche de rédemption d’un pilote de drone, indien lakota pourtant, fonctionnaire maigrement payé de la mise à mort quotidienne à partir d’un fauteuil ;

7)                     Parce que je voudrais écrire sur la douleur des adeptes d’une vieille religion minoritaire, les Yézidis, cruellement exterminés au milieu du silence du monde, arabe en particulier — d’une Yézidie en particulier, Zayélé, dont les deux enfants sont enlevés par Daech ;

8)                     Parce que,  d’un côté, tel Houda l’apprentie diva, je n’ai pas oublié la férocité du régime d’Assad et que, de l’autre, tel Tammouz l’amoureux trahi de Dieu,  il m’est impossible de pardonner  aux anciens et aux nouveaux Abraham leur si insupportable docilité. »

 

Quelle a été l’épiphanie responsable de ce roman, c’est-à-dire le passage à ce que j’appelle, faute de mieux, la seconde phase ? Je crois pouvoir dater ce moment de manière assez précise : j’écoutais sans attention précise une chanson de la grande cantatrice Asmahan, figure romanesque s’il en est, belle, libre, extraordinairement talentueuse et morte tragiquement à trente-deux ans. Mon humeur était mélancolique, car mon travail n’avançait pas assez, je sentais bien qu’il manquait à mon livre ce quelque chose de sacré, de miraculeux, qui transcende l’existence banale soumise à la dure loi de l’entropie,  cet invraisemblable qui fait la grandeur des romans universels par excellence tels, par exemple, la Bible ou les Upanishad.

Et puis, brusquement, j’ai eu comme une illumination — une épiphanie, vous dis-je : dans le contexte avilissant de mon roman, la Syrie contemporaine, ce dernier devrait  montrer la puissance de l’art (du chant ici) dans la volonté de survie de l’apprentie artiste que j’avais créée. Et c’est ce fameux Tammouz, diable peut-être,  qui allait lui donner (au sens de don) une voix infiniment plus belle que celle d’Asmahan, d’Oum Kelthoum et de Faïrouz, une voix qui pourrait même « lutter » contre la barbarie des assassins  ! De cette manière invraisemblable (mais crédible !), la vie de Houda — et sa mort — pouvait être justifiée, car, au fond, seuls l’amour et l’art légitiment, au moins provisoirement, l’ existence insignifiante que  nous menons sur notre petite planète au sein d’un univers abominablement  immense et sourd.

Dès le lendemain, j’ai su que je « tenais » mon roman, qu’il venait d’être doté d’une « âme », et que le reste, la deuxième phase,  n’était plus qu’une question de travail acharné, de discipline et de foi monastique dans la religion du roman !

C’est ce qui vient de m’arriver avec mon nouveau livre. Je remue depuis plusieurs mois des bouts de textes mêlant la Russie, l’Algérie, la répression dans l’un et dans l’autre des deux pays. J’ai vécu plusieurs années dans l’ex-URSS pour préparer une thèse de mathématiques, j’aime infiniment la littérature russe, sa poésie, j’ai toujours été abasourdi par le caractère excessif de tout ce qui concerne l’histoire de ce pays, la monstruosité de ses malheurs, l’incroyable cruauté du système pénitencier communiste et des assassinats collectifs du régime stalinien confinant au génocide au Kazakhstan et en Ukraine, le sacrifice inimaginable de la population soviétique durant  la Seconde Guerre mondiale…

Mais l’épiphanie (décidément, j’aime de plus en plus, ce mot !) qui m’a permis de ressentir (de manière violente, à vrai dire) que mon nouveau roman allait « exister » par lui-même  a été, cette fois-ci,  une expérience extrêmement désagréable, dont le simple ressouvenir me met encore profondément mal à l’aise.

Voilà comment ce cauchemar s’est inscrit de lui-même, presque à mon insu, dans mon nouveau travail. J’ai écrit le premier jet de ce passage la nuit même du rêve, car je n’osais plus me rendormir. Peut-être m’a-t-il révélé, au passage, que le roman « vrai » que je tente d’écrire sur la Russie ne saurait s’apparenter qu’à l’ascension de l’Himalaya par un alpiniste  naïf auquel feraient défaut et l’expérience de l’alpinisme et la connaissance des innombrables dangers de pareille entreprise.

 

 

… Irina et lui se trouvent en vacances quelque part dans un pays de soleil, en Crimée peut-être, il n’en est pas assuré mais elle parlait souvent avec envie du climat enchanteur de la Crimée. Leur première nuit à l’hôtel a été merveilleuse. Le matin, il fait tellement chaud qu’Irina a préféré rester paresser dans la chambre, lui optant pour une promenade dans ce qui ressemble à un marché. À cet instant du songe, peu d’êtres humains pourraient se vanter d’être plus heureux que l’homme en proie au songe dans son lit algérois. Puis se produit un échange assez vif avec un marchand à propos d’une broutille, le vendeur se calmant aussitôt après l’intervention d’un policier  en uniforme russe, mais arborant une casquette et des épaulettes algériennes. L’absence de définition du lieu alarme le dormeur, la masse gélatineuse de son cerveau conservant le souvenir apeuré des précédents cauchemars. Même si le double uniforme du milicien prête à rire, l’inquiétude gagne le prisonnier du rêve. Il prend le parti de rejoindre au plus vite son amie. Mais les pas du cauchemar le dirigent contre son gré vers un autre immeuble, un grand hôtel de luxe. Une femme de ménage  y procède sans ménagements au lavage de l’entrée à grandes eaux savonneuses. Il est tout trempé quand il pénètre dans la cabine de l’ascenseur – avec un autre touriste, visiblement tout aussi préoccupé que lui.   Au dernier étage, tous deux se retrouvent dans un hall où des hommes font sortir avec brutalité des clients d’une chambre ; l’un de ces clients, un  vieil Asiatique transporté par les pieds et les épaules, se révèle un cadavre. Affolé, le rêveur ne pense plus qu’à son amoureuse sans défense dans l’autre établissement. Les cris dans le hall redoublent, se transforment en braillements de terreur, comme si le massacre de tous ceux qui se trouvent à l’étage a débuté. Pris d’une ignoble panique, il se réfugie dans un cabinet de toilette ; les bruits se rapprochent, il soulève alors une sorte de trappe et, se glissant par l’ouverture miraculeuse, se retrouve dans une autre cabine d’ascenseur, celle-là aux parois transparentes. Il a à peine le temps de se sentir à l’abri qu’il aperçoit un individu à grandes moustaches qui le fixe d’un air furieux depuis un escalier. Le tueur — car c’en est, il en est certain à présent — se met à descendre à grandes enjambées pour le rattraper, beuglant à un acolyte : « Occupe-toi de sa pute ! »

Le dormeur — mais il a déjà les yeux ouverts à mi-parcours de son hurlement — se met à son tour à glapir : « Irina, sauve-toi ! Irina…»

 « Le Lucifer des cauchemars » : ainsi le désigna-t-il au petit matin, moulu de fatigue  d’avoir lutté avec force cafés contre le sommeil et son hôtel de sinistres tueurs. Ce rêve-là, il ne prit pas la peine d’en garder une trace écrite — il jeta d’ailleurs le carnet des rêves précédents. C’était inutile tellement était tenace la peur nauséeuse qu’il lui causa : d’abord, essaya-t-il d’argumenter, ce n’était qu’un vulgaire salmigondis de réactions électrochimiques entre neurones fatigués et  il n’y avait pas lieu d’en faire tout un plat. Une partie de sa raison lui soufflait pourtant que ce n’était pas une simple bulle malodorante s’élevant du marécage d’un endormissement contrarié par un dérangement intestinal ; peut-être même, osa-t-elle suggérer, qu’une répétition du même cauchemar où ce dernier parviendrait à son terme  concourrait, va savoir ! à le faire accéder à la réalité, lui permettant du coup d’attenter pour de vrai cette fois-ci à sa vie et à celle de sa chère et maudite Irina.

Oui, c’était plus que ridicule, ce soupçon superstitieux qu’un cauchemar pût recéler autre chose qu’une hallucination onirique, peut-être même s’avérer l’équivalent d’une prémonition en attente de réalisation — mais il lui fallut néanmoins plusieurs mois pour s’en délivrer. En s’accommodant, en particulier, d’une explication psychanalytique cousue de fil blanc : « Ton âme veut se libérer définitivement de la passion maladive que tu éprouves pour Irina, alors ton subconscient a trouvé un expédient radical pour en finir avec elle : tuer l’objet de cet amour …»

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