dimanche 7 décembre 2025

Censure : Travaux pratiques par Anouar Benmalek ( Avril 1988)

 

                                             Censure : Travaux pratiques

Colloque sur « l’écrivain face à l’expression »

                                                                  Avril 1988


                Je voudrais, avant de commencer, remercier la Ligue algérienne des droits de l’homme de me permettre de m’exprimer. Je désirerais, cependant, regretter publiquement que ne soient pas présentes à cette tribune d’autres personnes, peut être mieux placées que moi pour parler de la censure et des atteintes à la liberté d’expression. Je pense en particulier à maître Ali Yahya qui, malgré toutes les mesures répressives prises à son encontre, n’a jamais cessé d’être au premier rang de la lutte pour les droits de l’homme, je pense au grand Kateb et à ses multiples déboires dans sa pratique théâtrale, je pense au chanteur Ferhat, à Matoub Lounes et à tant d’autres qui refusent de penser qu’un « peuple trop fier n’est pas un bon peuple » ou qu’un habitant du monde arabe est fait seulement pour avoir peur.



Comment un écrivain peut-il parler sereinement de son ennemi suprême : la censure ? Comment l’écrivain, ou l’artiste, dont Fellini disait récemment que sa seule fonction est d’élever une voix différente dans un concert de voix homologuées, chantant toutes le même hymne, récitant le même sermon, comment ce même écrivain pourrait-il analyser avec les yeux de l’objectivité scientifique ce monstre froid, la censure, qui ne rêve que de standardisation, d’autorisation et d’interdiction ?

Voilà l’exercice difficile auquel je me suis astreint…et auquel, malheureusement, je n’ai pu donner qu’une réponse très insatisfaisante. D’une part, parce que les mots m’ont manqué devant l’impudence et la tranquille assurance de ceux pour qui les mots sont justement là pour être réquisitionnés, assagis, disciplinés.

D’autre part, parce que c’était une tâche bien présomptueuse, en si peu de temps, de parler de la vie et de la mort, de la vie qui est désordre, joie, création, angoisse, doute, de la mort qui est l’ordre, le prévu, le calme, la censure extrême…

Je ne ferai donc pas une analyse générale. Je me contenterai de rapporter mon expérience personnelle dans ce domaine, jugeant, peut-être à tort, que cela pourrait fournir matière à généralisation.

J’ai eu la chance de voir déjà publiés quatre de mes livres. Mais, chez nous, publication ne veut pas dire forcément vente en librairie.

Mon premier livre, un recueil de poèmes, « Cortèges d’impatiences », publié à l’étranger, avait été refusé à l’achat par le service des importations de l’ENAL, l’Entreprise nationale du livre en Algérie, dans des conditions qu’a posteriori, il m’est difficile de ne pas considérer comme ironiques.

J’avais, en effet, proposé ce recueil, accompagné de diverses coupures de journaux. La presse nationale avait eu l’indulgence de trouver un certain nombre de qualité à ce petit opuscule et ne s’était pas privé de le dire.

Coupable faiblesse de sa part, semble-t-il, puisque, quelques semaines plus tard, un des responsables du service d’importation m’apprenait que « Cortèges d’Impatiences » ne pouvait figurer sur la liste des achats étrangers de l’ENAL. Il m’expliquait alors que : « malgré l’opinion favorable de notre comité de lecture, nous avons le regret de vous informer que nous avons été obligés de signaler qu’un de vos poèmes critiquait durement un pays du Golfe. Et sur cette base, la tutelle a apposé son veto. Vous comprenez, ajoutait le fonctionnaire,  un peu gêné, que si nous ne l’avions pas signalé… »

Cela se passait en 1984. Le fonctionnaire avait raison : dans un poème intitulé : « Bacchanale du Prince Fahd », j’avais commis la faute de m’indigner de ce que des hommes eussent pu être décapités sur la place publique, après avoir eu les pieds et les mains coupés. Évidemment, ce faisant, j’avais porté atteinte à la souveraineté nationale d’un peuple frère.

J’ai qualifié ces conditions d’ironiques car, comme pour se rattraper, ce monsieur, charmant par ailleurs, me proposait de soumettre mes autres manuscrits à l’ENAL. « Au moins, vous n’auriez plus à passer par cette commission d’achat. Vous seriez sur place… »  

Aussitôt dit, aussitôt fait. Trois livres furent donc édités par l’ENAL.   Passons sur les difficultés qu’il y a d’être écrivain chez l’ENAL, sur les délais pharaoniques d’impression, sur e manque absolu de promotion du livre.

Passons également sur la présentation déplorable des ouvrages, des coquilles. « Rakesh, Vishnou et les Autres », publié en février 86 est un modèle du genre. Une nouvelle y est même privée de sa fin. Commentaire d’un employé du service de la fabrication : « Oh, ce n’est pas très grave, vos lecteurs ne s’en apercevront pas puisque la nouvelle se termine malgré tout par un point ! » .

Fermons pudiquement les yeux sur le non paiement, parfois, des droits d’auteur. Comme tout écrivain algérien publié par l’ENAL, je me suis rapidement résigné, jugeant que tout cela était secondaire devant l’essentiel : que les livres paraissent et soient lus…

Optimisme, quand tu nous tiens !

Mon dernier livre, un roman, « Ludmilla ou le violon à la mort lente », a été publié en août 86 (et bien vendu, si l’on considère la rapidité d’écoulement de certains stocks…) puis brusquement retiré de toutes les librairies d’Algérie sur simple instruction de l’ENAL. Consultés, le Directeur Général et le Directeur du département édition m’ont donné comme seule justification que l’instruction venait d’une structure hiérarchiquement supérieure à eux (Que les Algériens sont forts en euphémismes! ). Le livre aurait fortement déplu à certains et aux « amis » de certains… Parlons en clair : l’ambassade d’Union Soviétique se serait plainte à qui de droit et qui de droit, ne voulant pas d’histoire, s’est incliné.

J’ai fait remarquer que si l’on examinait et le contrat et les textes de loi régissant l’édition dans notre pays, seule une décision des tribunaux, motivée par des articles du code pénal, pouvait prétendre « bannir » un ouvrage publié par une maison d’édition gouvernementale. Rien n’y fit puisqu’à une seconde demande d’explications, on me fit savoir, par le biais de la secrétaire de service, que, non, « on » ne pouvait m’accorder une audience, que, non, « on » ne pouvait me fixer une date de rendez-vous, aussi éloignée fût-elle, que, non, je ne recevrais aucune décision officielle d’interdiction, que, non,…

Et voilà que, par la vertu du mépris administratif, je passais du rang d’écrivain à celui de quémandeur rabroué !

Dans cette affaire, il n’est pas de mon propos d’accabler l’ENAL. Dans cet acte de censure, les responsables de l’ENAL n’ont été que les exécuteurs, zélés certes, mais exécuteurs seulement d’une décision prise plus haut. Quant à savoir qui a ordonné réellement la saisie du livre, cela est beaucoup plus compliqué car tout se passe oralement ou par téléphone. Les écrits seraient trop susceptibles évidemment, d’être brandis devant un tribunal par le censuré.

En vous exposant ces deux expériences personnelles de censure, je n’ai pas désiré seulement illustrer le titre de mon intervention : « censure : travaux pratiques ».

C’est parce que je suis persuadé que beaucoup de confrères, plus connus que moi, ont vécu de semblables déboires que je me suis permis de parler de moi, de ce moi dont on dit, souvent à raison, qu’il est si haïssable de le faire passer avant les autres.

C’est parce que, comme tant de mes concitoyens, je suis non seulement contre la censure, mais aussi contre son compagnon inséparable : le mensonge. C’est parce que je crois profondément à ce proverbe des anciens Arabes : « un quartier de charogne de chien sent meilleur que le mensonge d’un homme ».

Laissez moi vous faire part de mon utopie. Le pasteur Martin Luther King, dont on a commémoré il y a quelques jours l’assassinat, le Dr King avait dit dans un célèbre discours : I have a dream, j’ai un rêve. Il disait que, dans son rêve, les États Unis d’Amérique devenaient un peuple fraternel, de justice, de paix, d’égalité entre les races. Bien sûr, ce n’était qu’un rêve.

Mais, moi aussi, pour mon pays, j’ai un rêve. I have a dream.

Je rêve que mon pays devienne un pays où il ne soit plus dangereux d’être un citoyen libre, responsable, doué de raison, de jugement, de discernement et donc, finalement, de choix.

Je rêve que, dans mon pays, cela ne soit plus un malheur ou un délit de penser, d’écrire ou d’agir autrement que selon la ligne officielle.

Je rêve que dans mon pays, les gens puissent s’organiser comme ils l’entendent, à la seule condition qu’ils respectent les lois d’une République juste et démocratique, qu’ils puissent fonder les associations et les partis qu’ils désirent parce que nous sommes à la fin du 20ième siècle, siècle malgré tout du progrès, et parce que la notion de parti unique est une notion extrêmement réductrice et ne peut englober toutes les contradictions et les opinions diverses qui traversent et agitent une communauté aussi importante qu’un peuple.

Je rêve de ce pays tolérant où l’homme et la femme libres pourront s’exprimer sans que les services de sécurité ne viennent les cueillir, la nuit tombée ou au petit matin.

Je rêve d’un pays où je pourrais lire, voir et écouter avec respect des livres, des journaux, la télévision, la radio sans être obligé, comme c’est le cas aujourd’hui, d’essayer de lire entre les lignes de la propagande la plus éhontée ou de me rabattre sur les médias étrangers pour être au courant de ce qui se passe chez nous.

Je rêve, enfin, d’un pays qui prendrait sa vraie place au sein d’un monde arabe rénové, de ce monde arabe enfin débarrassé de la sujétion et de l’asservissement que la plupart des pouvoirs en place exercent sur ceux qu’ils sont censés mener vers un avenir meilleur.

Bien sûr, ce n’est qu’un rêve, mais les hommes sont ainsi faits que leurs rêves, et parfois leurs cauchemars, sont destinés à se réaliser.

Œuvrons donc, ensemble, dans ce sens, pour réaliser ce rêve, parce que nous le devons à nos innombrables martyrs qui, pendant la guerre de libération, sous la torture la plus sauvage, n’ont pas parlé, afin que nous, maintenant, l’indépendance recouvrée, nous puissions parler.

                   Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout.

                    ( Avril 1988)



 

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