Anouar Benmalek, l'opéra de la mémoire et de l'exil
Djamal Guettala, Kapitalis, 10 décembre 2025
L'histoire commence à Leningrad, en 1978. Irina, soprano aux
rêves de grandeur, aborde Walid, étudiant algérien, devant l'entrée du musée de
l'Ermitage. Elle sollicite son aide pour accéder à la «petite salle italienne»,
où se trouve un étrange tableau du Caravage, puis disparaît. Walid se prend
d'une passion pour l'opéra russe, espérant retrouver cette belle inconnue.
Commence alors une longue histoire d'amour qui survivra à l'absence, pendant
quarante années, jusqu'au retour de Walid à Saint-Pétersbourg en février 2022,
décidé à retrouver Irina.
Fiction, drame et poésie
Dans ce livre, la Russie devient un miroir, celui des
nations blessées, traversées par les violences de l'Histoire et par le mensonge
institutionnalisé. Benmalek y interroge la manière dont les États fabriquent
leurs mythes, effacent leurs fautes et travestissent la mémoire collective pour
mieux régner sur les consciences. À travers le destin de Vladimir, le
grand-père d'Irina, il nous plonge dans la sombre histoire de l'URSS au
Kazakhstan dans les années 1930, mêlant splendeur et misère, drame et poésie. La
fiction, chez lui, ne se contente pas de raconter : elle rétablit une justice
poétique et redonne voix à ceux que l'Histoire officielle a condamnés au
silence.
''Irina, un opéra russe'' n'est pas seulement une fresque
politique ou historique. C'est aussi une méditation intime sur la condition
humaine. Chaque personnage porte en lui une part de solitude, d'espoir brisé,
de vérité retenue. L'exil — qu'il soit géographique, affectif ou intérieur —
devient la métaphore d'un monde où tout être est séparé de ce qu'il aime. Et
face à cette séparation, Benmalek oppose la seule force invincible qu'il
reconnaisse : l'amour. Cet amour qui, loin d'être refuge, devient résistance —
la dernière forme de dignité quand tout vacille.
Son écriture, tendue, poétique, incandescente, reflète cette tension entre la beauté et la violence. On y sent le poids de l'Histoire, mais aussi la musique du désespoir. Rien n'est apaisé dans son style : chaque phrase semble arrachée au silence, chaque mot pèse d'une mémoire.
Lire Benmalek, c'est entrer dans un univers où la langue
elle-même devient combat — contre l'oubli, contre la lâcheté, contre la bêtise
triomphante.
Résistance et mémoire
L'auteur, fidèle à lui-même, ne dissocie jamais l'acte
d'écrire de la responsabilité morale. Loin des slogans et des illusions, il
affirme que l'écrivain n'a pas à changer le monde, mais à témoigner de son
désordre. Écrire, c'est penser «malgré l'évidence», affronter le réel dans sa
complexité et ses blessures.
Au fil de ces pages, Benmalek déploie une lucidité sans
complaisance. Il observe la barbarie contemporaine, les guerres, les exils, la
perte du sens, et en tire cette conclusion simple : la littérature ne sauve
pas, mais elle empêche la mort spirituelle. Elle maintient vivante la
possibilité d'un regard libre, d'une conscience éveillée.
''Irina, un opéra russe'' est ainsi bien plus qu'un roman :
c'est une œuvre de résistance et de mémoire, un opéra intérieur où la douleur
s'accorde à la tendresse, où la vérité se conquiert mot après mot. Benmalek,
fidèle à son exigence, rappelle que la seule noblesse de l'écrivain est de
«faire de son mieux» — c'est-à-dire de ne jamais céder à l'oubli ni à la
facilité.
Dans un monde saturé d'images et vidé de sens, son livre
résonne comme un acte de foi dans la lecture elle-même : lire pour penser, lire
pour ne pas disparaître.
adresse de l'article: https://kapitalis.com/tunisie/2025/12/10/anouar-benmalek-lopera-de-la-memoire-et-de-lexil/
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