De
la Shoah, des Hereros et du « Monde arabe »
Anouar Benmalek
(Revue Apulée, 2016)
Cet article est dédié à un prisonnier
d’opinion algérien, Slimane Bouhafs,
condamné ce mois-ci à trois ans de prison ferme par la justice
algérienne pour le simple fait d’avoir usé pacifiquement de sa liberté
d’expression, de conversion et de conviction religieuses, tous droits pourtant
explicitement garantis par la Constitution de son pays.

Dans
les lignes qui suivent, je voudrais expliquer à un lecteur éventuel l’enchaînement
des événements qui m’ont conduit à l’écriture d’un roman, Fils du Shéol. Publié simultanément en France (Calmann-Lévy) et en Algérie (Casbah
Editions), ce livre occupe, à son corps défendant, deux positions assez
singulières : être à la fois le premier
roman consacré au génocide des Juifs d’Europe écrit par un écrivain dit
« arabe » (algérien, plus précisément) et le premier, également, à lier la
Shoah, cet événement cataclysmique qui a brisé le vingtième siècle en deux, à
un autre génocide, absolument méconnu celui-ci, inaugural pourtant de ce siècle
de sang et de meurtres de masse, perpétré par le même (peu ou prou) État
allemand à l’encontre de deux peuples africains, les Héréros et les Namas dans un
pays connu plus tard sous le nom de Namibie.
Mais
le quotidien d’un écrivain issu de cette région de notre planète qualifiée trop
rapidement de « Monde arabe » ne se réduit pas, comme on peut le
deviner, à des préoccupations éthérées d’ordre
strictement littéraire. Expliquer la genèse de Fils du Shéol implique nécessairement d’aborder
l’environnement « métalittéraire » de l’auteur de l’ouvrage. Permettez-moi donc, avant d’attaquer mon
propos principal, de montrer en quelques séquences fortes, à la manière d’un trailer de cinéma, comment peuvent s’entremêler,
parfois de manière vitale, l’actualité (la « grande » : celle,
terrible, obscène, des journaux et des télévisions) et le quotidien (banalement
ordinaire) d’un écrivain se vouant et s’échinant à son art, à l’instar de
milliers d’autres de ses confrères et consœurs de part le monde.
Première séquence : je
reviens, au printemps 2016, d’Alger où l’Institut Français, dépendant du
ministère des affaires étrangères français a eu l’amabilité d’organiser un
hommage à ma personne (c’était le nom officiel de cette cérémonie) en
partenariat avec un important journal algérien et le Syndicat national des
éditeurs et du livre. Quand j’ai lu pour la première fois l’intitulé de la
rencontre, "Hommage à Anouar Benmalek", j’ai éprouvé bien entendu un
plaisir prévisible, traversé cependant par un instant de flottement dû à la sensation
désagréable d’être un petit peu mort, les hommages s’accompagnant souvent de l’exigence
collatérale d’être posthumes… J’ai apprécié d’autant plus ce geste
d’amitié dans le contexte local que l’important journal était arabophone,
confirmant ainsi et de belle manière qu’on peut être un écrivain algérien de
langue française tout en demeurant attaché au pays de ses parents et à sa
culture ancestrale.
Où est donc
le problème ? me demanderait-on ?
Il
m’a suffi de lire sur l’affiche de la cérémonie (et de relire, et jusqu’à
présent toujours avec une identique sidération) le nom du journal qui a insisté
pour participer à cet hommage.
Deuxième séquence : Voilà la une de ce même journal en septembre 2006, deux
semaines après la publication chez Fayard
de mon roman Ô Maria, donc bien avant sa parution annoncée en
Algérie : « Un écrivain algérien offense le prophète et
insulte l’Islam et les Musulmans ».
Être
à la une du journal à plus fort tirage de son pays est un rêve pour tout
écrivain doué d’un ego normalement dimensionné, mais, dans ce cas précis, cela s’apparentait
plutôt à un cauchemar car le journal précisait en termes ouvertement menaçants :
« On a l’habitude, en présentant
des œuvres littéraires d’en citer quelques extraits ou témoignages, mais dans
le cas du roman de l’écrivain algérien émigré Anouar Benmalek, paru récemment sous le titre de
O
Maria, nous n’osons pas le faire de peur
de soulever une vague de colère, sans
précédent, autour de nous… Anouar
Benmalek a choisi comme à son accoutumée … de suivre les traces
de Salman Rushdie, l’Hindou,
utilisant ainsi la ruse du mépris et remuant le
couteau empoisonné dans la sensibilité religieuse, à fleur de peau, de
sa communauté et de sa chair… Pour cela,
il doit assumer la responsabilité de son choix jusqu’au bout, et ne pas attendre de ses critiques et de ses lecteurs
en Algérie et dans le monde
arabo-musulman d’être neutres à l’égard de son texte… »
Troisième séquence : le
soir même de ce jour de septembre 2006, deux chaînes
satellitaires moyen-orientales Al Jazeera
et Al Arabia reprennent le brûlot du
journal. Sur le site de la chaîne Al
Arabia, plus d’un demi-millier de messages ultraviolents se déverseront en
moins de deux jours : « Je
demande le versement du sang de ce scélérat ! », « L’Algérie
doit le traduire en justice pour trahison suprême », « Si j’avais le
pouvoir, je le brûlerais ! » et tutti quanti…
Quatrième séquence : toujours en septembre 2006, trois jours après la
diffusion de l’article du journal arabophone, un appel au meurtre est lancé par un groupe terroriste
se réclamant d’Al Qaeda et d’un de ses
chefs, l’irakien Zarkaoui (appel toujours présent sur Internet !) : « Voilà un nouveau haineux qui se nomme
Anouar Benmalek qui attend que sa tête soit cueillie… Comme a dit le cheikh
Abou Mossab Zarkaoui, aujourd’hui, nous n’avons nul besoin de livres ou
d’écrits… Il n’y a de véritable parole qui tienne que celles des
épées. Toi qui aspires au paradis… lève-toi et coupe la tête de ce chien
ainsi que la tête de quiconque portera atteinte à Allah et son prophète ou
offensera sa religion et son livre !» (Texte traduit par les soins de la
police française…)
Cinquième séquence : en octobre 2015 (Internet a de la mémoire !),
article furieux de l’influent journal cairote El Yom Sabaa à la sortie de Fils du Shéol : « A.B
revient provoquer la controverse après son attaque contre la religion
musulmane et reconnaît l’holocauste
dans son nouveau roman Fils du Shéol…
On se rappelle son attaque contre l’Islam, sans précédent dans la littérature
contemporaine ! »
Exit
donc le trailer de « mise en
bouche ». Dans la description du cheminement personnel ayant abouti à Fils du Shéol, des mots reviendront à
plusieurs reprises : arabe, écrivain, censure, terrorisme, Shoah,
génocide, Namibie, Hereros…
Commençons
par le mot « arabe », si chargé politiquement à présent qu’il
équivaut presque à une insulte dans la bouche de certains. Décrivons, par
quelques exemples personnels, ce que peut signifier parfois le fait d’être ce
qu’on appelle un « écrivain arabe » ou, plus exactement, un écrivain
issu d’un monde en réalité protéiforme, mais qu’une certaine pensée simpliste
caricature violemment en le réduisant à une seule « ethnie », à une
seule « langue », à une seule « religion ». Or quoi de plus
profondément divers que cette région de la planète qui va de l’océan Atlantique
à l’océan Indien et autres mers et golfes chauds (dans tous les sens du
terme : climatique et politique) ? Prenez les religions, par exemple,
qui sont parfois si exclusives qu’elles servent de définition à des
« ethnies ». Vous avez certes l’islam, religion de la majeure partie
des habitants de ce monde, mais déjà lui-même divisé en versions chiites (avec
deux sous-catégories : septicémain et duodécimain) et sunnites (avec ses
quatre grandes interprétations juridiques). Le mot « divisé » est ici
un euphémisme, tant les différences culturelles et cultuelles sont importantes
entre ces deux visions de l’islam et se traduisent, dans les moments de tension
politique, par des confrontations militaires meurtrières.
Mais
les religions, dans le monde prétendument unifié rigidement par l’islam, ne se
limitent pas, loin de là, à cet islam. Tout le monde a en tête, bien sûr, les
Coptes d’Égypte ou les Juifs de Tunisie, du Maroc et d’autres pays de la
région. Avec un peu d’effort, on peut se souvenir des Druzes qui croient en la
réincarnation et dont la religion, complexe, inclut même des éléments
pythagoriciens. Mais qui sait qu’en Irak, particulièrement le long des cours
inférieurs du Tigre et de l’Euphrate
et près du Chatt-el-Arab, se trouvent encore des croyants d’une
des plus anciennes et mystérieuses religions du monde, celle des Mandéens qui
croient à un ciel appelé Monde de Lumière,
professent l’existence d’un esprit du mal, féminin, appelé Ruha et assurent que
les bébés morts avant d’être baptisés dans l’eau seront portés pour l’éternité
par des arbres portant des fruits ressemblant aux seins de leurs mères ?
Qui avait entendu parler des Yézidis du mont Sinjar avant les massacres
génocidaires commis contre eux par les bourreaux de Daech ? Pour eux, un
Dieu unique a créé le monde, mais n’en est pas le conservateur, cette tâche
ayant été déléguée aux sept anges dont le plus important, Malek Taous,
l’ange-Paon, est à la fois une émanation et un serviteur du Tout-Puissant.
Un
dernier exemple est celui, à peine croyable, des Samaritains— oui, ceux de la
Bible ! Ils appartiennent à l’une des populations les plus petites du
monde (environ 700 individus, partagés à parts égales entre la Cisjordanie et
Israël) mais dotée d’une des plus anciennes histoires écrites attestées :
bien que leur religion soit fondée sur le Pentateuque, ils ne se donnent pas le
nom de Juifs, mais celui d’Hébreux, vénèrent le Mont Gerizim à la place du Mont
Sinaï et considèrent le Temple Juif de Jérusalem comme une innovation impie du
roi David !
Remarquons
que je me contente de ne parler que du monde dit arabo-musulman. Je ne citerai
pas, pour aller plus vite, les religions autres que musulmanes de l’Iran
puisque celui-ci n’est pas arabe (contrairement à ce que beaucoup croient). Il
faudrait alors citer, entre autres cultes, les Zoroastriens dont il reste moins
d’une centaine de familles en Iran, sur un total de cent milles croyants de par
le monde…
La
même diversité, peut-être plus importante encore, existe pour les langues.
Allez dire à un Kurde de Syrie, un Berbère d’Algérie ou du Maroc, un Arménien
d’Irak, un Turcophone de Syrie, que leur langue nationale est l’arabe !
Pire, même en ce qui concerne l’arabe, il faut distinguer l’arabe dit classique
(celui, disons, des journaux) et ses versions dialectales qui sont si
différentes parfois que deux locuteurs situés chacun aux extrémités de ce monde
arabe auront beaucoup de mal à se comprendre s’ils ne s’expriment que dans les
versions dialectales propres à leurs pays.
L’unicité
tant vantée des croyances et de la langue de ce monde arabo-musulman n’est donc
qu’un mythe ou plutôt un fantasme bien utile pour les pouvoirs de toutes
obédiences qui voudraient imposer un même moule de pensée politico-religieux à
des centaines de millions de personnes ! Mais cette situation de diversité
de facto n’est-elle pas, en réalité,
une situation tout à fait normale et prévisible si l’on considère l’immensité
de la région dont nous discutons ? Imaginerait-on, en effet, une langue
unique utilisée par tous les Européens, fussent-ils Espagnols, Suédois ou
Allemands ?
Mais
il y un domaine où, malgré tout, cette unicité existe : c’est celle de la
façon dont les différents régimes politiques traitent leurs populations
respectives. Tous les types de régimes existent dans cette partie du
monde : monarchies, républiques, émirats, mélanges audacieux et incestueux
des systèmes précédents, tels que les républiques monarchiques de facto. Ajoutons, pour l’exotisme, le
cas algérien où le devant officiel de la scène politique est occupé par un
président le plus souvent en salle de soins intensifs, tandis qu’un cabinet
noir exerce la réalité du pouvoir… Cette diversité de façade des pouvoirs
n’empêche pas que tous ces pays (tous !) agissent semblablement avec leurs
peuples : mépris, répression, censure des médias, intolérance extrême,
militarisation de la société, répression policière, prédation des biens
publics, corruption à tous les niveaux, élections truquées (quand il y en a),
etc.
Reconnaissons
cependant que certains pays arabes réussissent mieux que d’autres dans l’art de
faire oublier leurs turpitudes : l’Arabie saoudite (un Daech qui a réussi) et
le Qatar (un État coffre-fort corrupteur et fournisseur de moyens financiers
aux groupes islamistes radicaux) ont plus d’alliés occidentaux que la Syrie du
dictateur Bachar El Assad, fils de son père, le maître dictateur de fer et de
sang, Hafed El Assad…
Comment
donc se débrouille un simple citoyen, s’il prétend quand même faire œuvre
d’écrivain dans ces conditions ? Eh bien, il aura d’abord à faire
connaissance avec cette institution consubstantielle de toutes les dictatures
et sociétés arabes, la censure, qu’elle soit d’ordre politique, religieuse ou
sociale. La liberté de l’écrivain et de l’artiste en général y reste tributaire
d’un axiome que les pouvoirs politico-religieux résument ainsi : « Je
ne suis disposé à t’accorder la liberté d’expression que si tu prends
l’engagement, sous peine des conséquences les plus redoutables, d’être toujours
d’accord avec moi ! »
Mon
premier exemple est presque amusant quand j’y repense. Je revenais de Kiev
(Ukraine) où j’avais soutenu une thèse de doctorat en mathématiques et j’avais
réussi rapidement à publier en Algérie un premier roman, Ludmila, chez une maison d’édition gouvernementale, roman qui
racontait les tribulations d’un étudiant étranger portant un regard critique
sur la société soviétique. L’URSS existait encore et était dirigée par un
certain Gorbatchev. Quelques jours après sa parution en Algérie, le livre était
retiré de toutes les librairies du pays, à la suite de fortes pressions de
l’ambassade d’URSS à Alger. Le propre directeur de la maison d’édition
gouvernementale qui m’avait publié s’est cru obligé d’écrire ensuite dans la
presse algérienne un article de repentance (à la chinoise) m’accusant d’avoir
écrit un livre qui portait atteinte, selon ses propres mots, aux
« intérêts diplomatiques suprêmes de l’Algérie » ! Vous
imaginez : moi, simple étudiant à l’époque… N’oubliez pas que c’est sa
propre maison qui l’avait édité ! Un diplomate qui était en poste à Moscou
à l’époque de la publication du roman à Alger m’a expliqué récemment que le
gouvernement soviétique, partant de l’idée « raisonnable » que la
liberté d’édition n’existait pas en Algérie et que, par conséquent, toute
publication étatique n’y pouvait exister qu’avec l’aval des autorités
algériennes, en avait déduit que mon roman était en réalité le signal
inquiétant d’un imminent éloignement de l’Algérie de ses alliances
géostratégiques traditionnelles…
Ma deuxième grande surprise en matière de
censure a été la censure « socio-islamiste ». Ce n’est pas vraiment
l’adjectif qui convient, mais je le garderai faute de mieux. J’avais publié en
France un roman sur les Morisques d’Espagne, ces musulmans forcés de se
convertir à la religion catholique après la chute de Grenade en 1492. Comme les
Marranes, la plupart des Morisques continueront de croire à leur ancienne foi
dans le secret de leurs cœurs, malgré le risque d’être brûlé vifs si
l’Inquisition le découvrait. Au début du 17ème siècle, la couronne d’Espagne
décidera d’expulser tous les descendants de Moriques : ce sera la première
déportation d’État de l’histoire moderne. Le but de mon livre était, entre
autres, de rendre hommage à la tragédie de ces Morisques oubliés par
l’Histoire, encore trop musulmans pour les Chrétiens d’Espagne, encore trop
chrétiens pour les Musulmans d’Afrique du Nord qui, souvent, mal les
accueillirent après leur déportation. Les ennuis de ce livre en Algérie
commencèrent avec les employés de la maison d’édition locale qui devait publier
la version algérienne d’Ô Maria :
ceux-ci menacèrent de démissionner en bloc si leur maison d’édition honorait le
contrat signé et maintenait la publication de mon livre. Puis certains employés
encore plus zélés envoyèrent le fichier du roman à la presse en soulignant ce
qui leur apparaissait comme blasphématoire…
Cette époque de ma vie qui a suivi la
publication d’Ô Maria a été très
difficile à vivre. Après une campagne de dénonciations haineuses de mon livre
en Algérie, reprise comme une trainée de poudre partout dans le monde arabe par
des journalistes n’ayant pas lu une ligne de mon livre (et pour cause, celui-ci
n’ayant pas été traduit en arabe), une condamnation à mort avait été lancée à
mon encontre, comme je l’ai indiqué au début, par un groupe terroriste. Sur les
conseils des services de sécurité français, ma famille et moi avons dû quitter
le domicile familial (Notons au passage qu’il a fallu expliquer à mon jeune
fils pourquoi nous quittions la maison : des problèmes de plomberie, ce
qui l’avait ravi puisque cela voulait dire ne plus aller à l’école pendant
quelques jours…).
Ah, vous vous retrouvez bien seuls en
pareille circonstance… comme tant d’autres intellectuels à travers le monde
arabe. Mais bon, tout cela est d’une terrible et féroce banalité dans cette
région du monde dominée par l’idéologie et la peur des fanatiques de tout
poil : vous pouvez être condamné à mille coups de fouets pour avoir osé
émettre une opinion modérée sur l’égalité des religions ; vous pouvez être
décapité sur la place publique, au choix, par un État membre de l’ONU parce que
vous êtes un opposant politique, ou par un groupe terroriste parce que vous
dirigez un département d’antiquités romaines ; vous pouvez être fusillé
parce que vous n’avez pas répondu correctement à une banale question de
théologie à un barrage routier ; vous pouvez être égorgés en groupe parce
que vous appartenez à une autre religion ; vous pouvez être vendue comme
esclave enfant à des combattants qui prendront d’abord la précaution de prier
dévotement avant de vous violer, etc.
Tout cela sans provoquer d’indignations
massives, sans que des foules scandalisées ne sortent dans les rues de toutes
les villes arabes pour clamer : pas en notre nom !
Alors, pour les écrivains de cette
région, il ne reste plus qu’une seule issue honorable : celle de
s’obstiner à écrire puisque tout leur serait dorénavant interdit. Mais
signalons au passage qu’il y a aussi, pour moi et pour beaucoup d’autres personnes
issues de cette région du monde qui va de l’Atlantique au Golfe persique, des
raisons d’espérer importantes dans ce monde d’obscurité. N’oublions pas, et ce
n’est pas contradictoire avec ce que j’ai déjà dit, n’oublions jamais ces
multitudes d’individus dans ce monde arabe qui persistent, au prix de leurs
vies, à résister courageusement à l’oppression tant des régimes corrompus que
des milices terroristes, alors que tout devrait les inciter à l’abandon et au
désespoir le plus absolu.
Nous devons lire les poètes et les
romanciers libres de ce monde arabe qui risquent littéralement leurs vies pour
un mot de travers. Nous ne soutenons pas assez ces écrivains, ces journalistes
ou ces blogueurs condamnés au fouet et à de longues années de prison par des
régimes théocratiques. Nous restons trop souvent muets face à la puissance de
l’argent du Golfe, Arabie saoudite en tête, et de sa propagande intégriste.
Qu’on ne se méprenne pas sur mes
propos : je parle du monde arabe avec colère parce que j’aime
passionnément ce monde, celui de mon père et de ma mère et des années les plus
importantes de ma vie, celles qui vous forment au plus profond de vous-même.
Une tristesse infinie me prend quand je réalise l’état de destruction, de chaos
et de haine du monde arabe actuel. L’Irak, diverse dans ses croyances et ses
cultures, héritière de la brillante civilisation des Abbassides, a peut-être
fini d’exister. Entre terrorisme abject et cruelle dictature, la grande Syrie
avec ses centaines de milliers de morts est en voie de balkanisation
définitive. Que dire alors du petit Yémen, écrasé par l’affrontement entre les
armées d’une coalition brutalement menée par l’Arabie saoudite et des Houthis
au service de l’Iran ? L’intolérance absolue introduite par les mouvements
terroristes à vision messianique du type de Daech tente d’ensauvager de manière
uniforme une région dont la caractéristique capitale (et souvent dissimulée) a
été d’abord, comme j’ai essayé de le montrer, la pluralité culturelle,
langagière, ethnique et religieuse.
Venons maintenant à ce qui fait l’objet
du cœur de ce texte : Fils du Shéol.
La presse occidentale et arabe a dit de cet ouvrage que c’était le premier
roman « arabe » sur la Shoah, en omettant systématiquement (cela est
significatif aussi d’un certain racisme inconscient) de noter que Fils du Shéol se veut aussi le premier
ouvrage de fiction (et pas seulement au niveau du monde arabe) à traiter d’un
autre génocide, totalement méconnu, celui des Hereros.
J’ai toujours été passionné par ce type
de littérature décrivant la confrontation terrible, parfois mortelle, toujours
révélatrice, qui met aux prises des personnages « ordinaires » avec
la grande broyeuse de l’Histoire. Dans mes romans, j’ai débuté évidemment par
ce que je connaissais le mieux, l’Algérie, sa guerre d’indépendance, le vol de
la démocratie par le pouvoir militaire, suivi par la terreur islamiste et ses
deux cents milles morts ; puis de fil en aiguille, le Moyen-Orient avec
ses interminables et désespérants conflits, l’Andalousie et la déportation des
Morisques. Je suis même allé en Tasmanie pour évoquer le génocide
« réussi » des Aborigènes de cette île australienne à la fin du 19ème
siècle.
Dans mes romans, je me rends compte au
fond que j’ai essayé sans relâche, plus ou moins consciemment, de répondre à
l’interrogation qui nous taraude tous à certains moments :
« Qu’aurais-je fait si… ? Que ferais-je si… ?»
Qu’aurais-je fait, par exemple, si
j’avais été torturé pendant la guerre d’Algérie par l’armée française dans les
années cinquante… ou par l’armée algérienne dans les années
quatre-vingts ? Qu’aurais fait si j’étais tombé entre les mains d’un
groupe terroriste algérien ? Qu’aurais-je fait si j’avais été le dernier
aborigène de Tasmanie à la suite des massacres perpétrés par les colons
anglo-saxons, etc. ?
À chacune de ces interrogations, j’ai
tenté de répondre par un roman.
La question, qui allait mener à Fils du Shéol, s’est finalement imposée
à moi avec une telle force que j’ai décidé de tenter d’y répondre, dans la
mesure de mes moyens, et au moins partiellement : « Qu’aurais-je fait
si j’avais été un Allemand juif, pris, ainsi que toute ma famille, dans les
mâchoires de l’appareil nazi, en route vers les chambres à gaz ou, pire,
destiné à devenir un esclave membre des Sonderkommandos,
condamné à enfourner ses propres coreligionnaires dans les fours crématoires,
avant d’y être précipité à son tour ? »
J’avais déjà lu et vu un nombre important
de livres et de films sur la Shoah, j’en ai encore lu et vu des dizaines au
cours de l’écriture de ce livre pour finalement m’en tenir à une unique ligne
de conduite : raconter le seul point de vue d’une famille
« ordinaire » de Juifs berlinois, ni plus ni moins héroïques que
d’autres et n’ayant pas plus d’informations sur la suite des événements que
n’importe quel citoyen banal du Troisième Reich.
Des appréhensions, j’en ai eu mon lot,
bien sûr, mais ce n’était pas parce que j’étais probablement le premier
« Arabe » ou plutôt « Arabo-Berbère » à consacrer un
ouvrage de fiction à la Shoah. Ma crainte, constante, avait été de ne pas être
à la hauteur d’un sujet sur lequel règne cette malédiction d’être
« indicible ». Je récuse de toutes mes forces cette qualification
d’ « indicibilité », de « sacralisation » de la Shoah,
au point qu’il serait presque blasphématoire de s’en emparer par les moyens de
la fiction : le génocide des Juifs et des Tziganes a été commis par des
êtres humains sur des êtres humains, et, de ce simple fait, il peut et doit
être raconté avec les mots des humains, aussi difficile que cela puisse être.
Le seul frein qui m’avait longtemps
retenu d’écrire ce roman sur la Shoah a été un problème de
« légitimité ». Non pas la légitimité intrinsèque de
l’écrivain : j’affirme qu’un écrivain a le droit de s’emparer de n’importe
quel sujet, nous faisons tous partie de la même communauté des Homo sapiens et
n’importe quel malheur touchant une partie de cette communauté nous concerne ou
devrait tous nous concerner. Je parle ici plutôt d’une légitimité vis-à-vis de
moi-même : qu’apporterais-je de nouveau, moi Africain, à une histoire qui
s’était produite loin de mon continent d’origine, qui n’avait a priori aucune
relation avec celle de l’Afrique. Le déclic a été la lecture d’une biographie
d’un des dirigeants les plus importants du système nazi, Hermann Göring. Au
détour d’une phrase, j’y ai appris que son père, Heinrich Göring, avait été
gouverneur de la German South West Africa, autrement dit : l’Afrique du
Sud-Ouest Germanique (actuellement la Namibie). Intrigué, j’ai commencé à
étudier l’histoire de cette colonie allemande, dont je ne soupçonnais même pas
l’existence auparavant. J’ai découvert peu à peu l’ampleur des massacres commis
par les soldats du Deuxième Reich pendant leur occupation, qui culmineront en
1905 avec le génocide des Hereros, puis des Namas. 80% des Hereros y perdront
la vie dans des conditions épouvantables, suivis, peu de temps après, par 50%
des Namas. Ma stupéfaction initiale vient de ce que je n’avais jamais entendu
évoquer précédemment ce génocide inaugural du 20ème siècle. J’ai vérifié autour
de moi, j’ai posé la question à nombre d’écrivains, africains et
européens : partout la même extraordinaire ignorance de ce qui n’aurait
jamais dû être ignoré. On pouvait donc avoir commis le premier génocide du
siècle dernier et le faire disparaître du menu de la mémoire commune !
Des recherches plus attentives m’ont
alors permis de comprendre que le génocide perpétré dans la GSWA avait été, en
quelque sorte, un « brouillon » artisanal de que l’Allemagne nazi
mettrait en œuvre, moins de quarante ans plus tard, de manière monstrueusement
industrielle, contre les Juifs et les Tsiganes : mêmes obsessions
raciales, premières expériences à visées pseudo génétiques, personnages ayant
fait leurs premières armes dans la colonie et qui se retrouveront en dirigeants
de premier plan dans le système hitlérien, même meurtrière philosophie
pénitentiaire avec des camps de concentration (oui, c’était bien leur
dénomination officielle !) où les prisonniers affamés et obligés de porter
des plaques de cuivre numérotées autour du cou, se voyaient exploités comme
main d’œuvre servile jusqu’à leur mort par exténuation…
Et, pour finir, en miroir à la décision
de mettre en branle la Solution finale
contre les Juifs prise par les Nazis à la conférence de Wannsee, le Vernichungsbefehl du général von Trotha
ordonnant, au nom du Kaiser Wilhelm, que « Chaque Herero trouvé à l’intérieur des frontières allemandes, armé ou
non, en possession ou non de bétail, sera tué »…
À ce moment, j’ai su que je tenais là ma
légitimité personnelle en tant qu’écrivain « arabe » et, plus
généralement « africain » : la Shoah nous concerne aussi, nous
autres Africains, et de manière presque directe, parce qu’elle a, en quelque
sorte, « un peu » commencé en Namibie.
Signalons que ce n’est qu’en juillet de
l’année dernière que l’Allemagne a reconnu le génocide des Hereros et des
Namas.
Je voudrais terminer par quelques
réflexions sur le métier de romancier. Je crois que le roman correspond, au
fond, à une expérience presque scientifique : on prend un certain nombre
de personnages auxquels on impose des contraintes de différentes sortes, on les
plonge dans des conditions extérieures ne dépendant pas d’eux (le pays, les
événements historiques, les conditions sociales et politiques, les croyances
religieuses) et l’on observe comment chacune de ces créatures virtuelles, munie
de son lot de déterminisme et de libre arbitre, va se débrouiller pour mener à
bien sa barque. Ma description est évidemment caricaturale, mais l’important
est que le romancier possède, au départ, une liberté de choix s’apparentant à
celle du scientifique qui hésite entre plusieurs hypothèses, envisage plusieurs
expériences pour les tester, et qui se doit, à chaque étape, de rapporter
impartialement les résultats de son travail.
À mon avis, un bon romancier (ou, en tout
cas, le genre de romancier que j’aime) a l’obligation d’une certaine neutralité
envers ses personnages. Même s’il lui arrive d’éprouver de l’affection pour ses
personnages de papier, il ne doit pas oublier de garder également un regard
presque cruel de lucidité dans la description de leurs comportements et de
leurs motivations profondes.
Un être humain n’est pas façonné
uniquement par les mâchoires cannibales de l’Histoire avec un grand H et leur
insatiable appétit de sang humain. Un homme ou une femme peuvent aussi décider
de vivre leurs petites destinées à côté de cette dévoreuse de destins humains,
faire semblant de l’ignorer ou, plus exactement, de souhaiter de toutes leurs
forces que cette dernière les ignore. Ils peuvent vouloir aimer, haïr,
jalouser, faire preuve de bonté ou de mesquines et ordinaires ambitions alors
que de grands et épouvantables événements projettent leurs ombres mortelles sur
eux.
Ce que j’essaie de montrer dans mes
romans, c’est cette bataille entre le déterminisme terrifiant de certains
moments historiques et la liberté, chèrement payée parfois, que possède malgré
tout l’être humain de ne pas être totalement défini par eux. Mes personnages ne
sont jamais des héros, mais des êtres ordinaires révélés à eux-mêmes et aux
autres par des conditions extraordinaires.
La vie est une expérience terrible :
nous naissons pour mourir et nous le savons. Cette seule réalité fait de tout
être humain un philosophe tragique : vous regardez une personne que vous
aimez, une femme, un homme, des enfants et vous savez en toute certitude qu’ils
vont mourir, que vous allez mourir ! Cela est insupportable et transforme
toute existence humaine en un roman indépassable : aucune œuvre littéraire
n’atteindra jamais la grandeur cruelle d’une vie humaine ; à peine
commençons-nous à comprendre la vie qui nous est donnée que nous la perdons.
D’une certaine manière, une vie n’est qu’une longue agonie : le premier
cri d’un bébé est celui-là même qui déclenche le compte à rebours qui le mènera
à la tombe.
Toute écriture est, en ce sens, une œuvre
philosophique : tout rire, tout bonheur, toute exaltation créés par un
roman ou un poème sont certes des victoires contre la mort, mais des victoires
tout à fait provisoires, tout à fait dérisoires contre le seul vainqueur à être
toujours présent seul sur le podium final : la mort. Mais la grandeur de
l’être humain, seul animal doté de la connaissance de sa finitude sur terre,
est justement d’accumuler ces victoires provisoires dans tous les domaines, le
domaine de l’art et de la science en particulier, et de les transmettre à ses
congénères, qu’ils soient actuels ou, surtout, futurs, transformant ainsi son
minuscule présent éphémère en une sorte d’immortalité itérative, transmise par
une longue chaîne remontant à l’apparition de notre espèce.
Au fond, la littérature n’a de
justification que parce que nous mourons. Enlevez la mort et la littérature
devient inutile, sinon ridicule.
Un écrivain s’octroie le droit d’écrire
ce qu’il désire, là où il le désire, à charge pour lui d’assumer l’honneur ou
le déshonneur de ses écrits. Être écrivain ne donne pas, par ailleurs, la
certitude d’avoir raison. Ne pas l’être, également.
Je continuerai donc à faire apparaître
des mots sur mon écran jusqu’à ce que la mort, un bon matin ou un mauvais soir,
ne me tape sur l’épaule en me soufflant : « Allez, fiston, ton tour
de piste est terminé… »
Un écrivain algérien, Mouloud Mammeri, a
écrit un jour : « Ceux qui, pour quitter la scène, attendent toujours
d’avoir récité la dernière réplique à mon avis se trompent : il n’y a
jamais de dernière réplique – ou alors, chaque réplique est la dernière, on
peut arrêter la noria à peu près à n’importe quel godet, le bal à n’importe
quelle figure de la danse… »
Anouar Benmalek
(2016)