vendredi 14 novembre 2025

Irina, un opéra russe, d'Anouar Benmalek : "Amour beauté et violence...", Christiane Chaulet Achour, nov. 2925





Anouar Benmalek : Amour, beauté et violence dans l’URSS du XXe siècle (Irina, un opéra russe)


par Christiane Chaulet Achour*
12 novembre 2025





« Je ne pourrais pas ne pas écrire. Quand je n’écris pas, j’ai une inquiétude presque métaphysique jusqu’à me demander ce que je fais sur cette terre. Je dois écrire, un peu comme le fumeur qui doit fumer ou l’ivrogne qui doit boire. Moi, je dois écrire. »
(Anouar Benmalek, RFI 25 septembre 2021)



Ce roman russe est un roman algérien… d’un des écrivains algériens parmi les plus talentueux qui signe ici son dixième roman. Pour Djamal Guettala du Matin d’Algérie du 11 septembre 2025, c’est un incontournable de la rentrée littéraire… et il a raison ! « La force du roman réside dans la capacité de Benmalek à mêler romance intime et fresque historique ». Par cette formule condensée, le critique dit bien les deux grandes lignes de force du roman et de ses romans antérieurs.


Une courte biographie pour introduire à ce romancier pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas : Docteur d’Etat en mathématiques, il est né en 1956 à Casablanca, de père algérien et de mère marocaine. Journaliste et écrivain, il a été, après octobre 1988, membre du Comité algérien contre la torture. Après un début de publications en Algérie entre 1984 et 1986 [ un recueil de poésie, un recueil de nouvelles et un essai ; ainsi que son premier roman, Ludmila qui ne fait pas long feu dans les librairies à la demande de l’ambassade de l’URSS, le roman portant, comme Irina, sur le séjour de formation de cet étudiant algérien à Kiev], c’est en France qu’il publie Les Amants désunis en 1998 ( Prix Mimouni 1999, traduit en 10 langues, sélections Fémina et Médicis) ; en 2000, L'enfant du peuple ancien, roman, (Prix des auditeurs de la RTBF 2001, Prix RFO du livre 2001, Prix BeurFM-Méditerranée 2001, Prix Millepages 2000 ; ainsi que dans différentes sélections d’autres prix et une traduction en 8 langues). Depuis ont été édités six autres romans, Irina, un opéra russeétant le dixième. Parallèlement ont été publiés un recueil de nouvelles, un recueil de poésie, un choix de chroniques journalistiques, des entretiens et un récit autobiographique après le décès de sa mère ( http://anouarbenmalek.free.fr/). On peut trouver ces romans, tous réédités en livre de poche.


Ce n’est pas la première fois que la Russie – et plutôt l’URSS (dissoute en décembre 1991 : il fait ses études de mathématiques à Kiev à la fin des années 1970) – est présente dans l’écriture romanesque d’A. Benmalek. Mais ici, elle prend toute la place, le romancier précisant que l’invasion de l’Ukraine a bousculé son projet et qu’il a choisi de terminer son roman à la veille de cette guerre. On note alors qu’il situe tous les événements dans la Russie de l’ex-URSS.


Dans la « Première partie », le « Prologue » se décline en deux chapitres. Nous sommes tout d’abord à Leningrad en 1981 puis en France en février 2022. Le romancier trace ainsi le début de sa liaison amoureuse et l’enclenchement de la fin de cette histoire d’amour, dans un style un peu « fleur bleue » que l’écrivain reconnaît volontiers avec un certain amusement néanmoins (entretien VLEEL 399 des Rencontres littéraires en ligne du 10-09-25) : Walid, le protagoniste, les jours de profonde nostalgie, relit les lettres d’Irina : « Les rares jours d’optimisme, il parcourait surtout les premières pages, en se laissant griser par les phrases banales et magnifiques de tous les Roméo et Juliette, ou, étant donné le contexte, les Wronski et Anna Karénine du monde : Mon chéri, tu me manques à un point que tu ne peux imaginer… » etc… Dans le même entretien, Anouar Benmalek cite Aragon et Prévert comme ses poètes préférés. Souvent des vers d’Aragon me sont venus à l’esprit à tel ou tel passage du roman, comme le thème profond de la fiction : rechercher, au seuil de la vieillesse, la femme aimée quarante ans avant : « Un beau soir l’avenir s’appelle le passé. / C’est alors qu’on se tourne et qu’on voit sa jeunesse ».


Dans la « Deuxième partie », la plus longue et le cœur même du roman (7 chapitres et un épilogue, presque la moitié du roman), on passe d’un lieu à l’autre, d’un temps à l’autre selon les besoins de la narration et la grande adresse du romancier à surprendre son lecteur sans le perdre, tout en le guidant pour qu’il se retrouve dans ce labyrinthe d’un passé à tiroirs.


La première strate du passé se décline en une dizaine de mini-récits situés à Léningrad en 1978. Elle concerne Irina et Walid mais aussi un certain Vladimir dont on va comprendre assez vite qu’il est le grand-père d’Irina. Du couple inattendu – cette jeune Russe soprano qui ne rêve que d’opéra et cet étudiant algérien boursier en train d’écrire une thèse d’Histoire sur Napoléon – on apprend toute l’évolution de leur histoire, depuis leur rencontre insolite à l’agonie du grand-père : « L'amour est un état de confusion du réel et du merveilleux ».


Toutefois, avant de développer le Leningrad de Vladimir, il faut dérouler toute son histoire, ce qui est fait dès le premier chapitre mais cette fois en introduisant un décrochement temporel et spatial : la fiction se déplace en 1932 au Kazakhstan, dans la prison annexe de l’oblast de Karaganda. Autour de ces années, 1932-1933, A. Benmalek déploie l’inexorable descente aux enfers du jeune Vladimir, envoyé dans ce lieu comme bras efficace de la répression stalinienne (le NKVD, de triste mémoire), la manière dont il échappe lui-même à la répression (ce qui aurait mis un terme à toute l’histoire ! d’où l’épisode moscovite en 1932 aussi), le face à face avec Apaq, le héros Kazakh qui lui fait un drôle de cadeau, sa mutation à Leningrad et son retour à une vie de famille, construite néanmoins sur un mensonge, une dissimulation.


Dans la « Troisième partie » moins longue mais conséquente (4 chapitres et un épilogue), nous sommes à Saint Pétersbourg en 1992, pour découvrir la prise de conscience d’Irina à laquelle est dévoilée la véritable personnalité de son grand-père, la gravité des actes qu’il a commis et en conséquence, le changement de vie de la protagoniste.


La « Quatrième partie » enfin, (3 chapitres et un épilogue) ne peut être que l’épilogue de l’histoire du couple : on revient à Walid et son projet un peu fou de retrouver quarante ans après la femme qu’il a aimée, dont il n’a pas eu de nouvelles et dont personne ne peut lui en donner. A Saint Pétersbourg en février 2022, il retrouve Sacha dont il partageait la chambre à la cité universitaire, puis dans le Transsibérien pour « pister » Irina, jusqu’aux retrouvailles éphémères mais qui remettent passé et présent en connexion. Encore Aragon : « Il y aura toujours un couple frémissant/ Pour qui ce matin-là sera l'aube première/ Il y aura toujours l'eau le vent la lumière/ Rien ne passe après tout si ce n'est le passant ».


Nous le constaterons plus loin – lorsque je rappellerai des romans précédents d’Anouar Benmalek qui m’ont particulièrement marquée –, il y a toujours chez ce romancier une histoire d’amour singulière (dont les protagonistes sortent des sentiers battus et qui vivent des moments intenses mais sans avenir… sur le long terme en tout cas, « il n’y a pas d’amours heureux ») et un épisode violent et sordide de la grande Histoire qui épaule la première et lui donne son relief et son ancrage. Dans Le Soir d’Algérie (7-10-2006), l’écrivain déclarait : « j’écris en général en me basant à la fois sur une recherche historique approfondie et sur l’idée simple que les êtres humains, à travers les siècles, demeurent fondamentalement les mêmes, surtout en ce qui concerne les émotions de base : l’amour, la haine, la peur, la compassion ».


Dans Irina, cet événement historique est la famine au Kazakhstan voulue par Staline au début des années 1930. Mais l’épisode ne doit pas être traité comme dans un manuel d’histoire : il doit l’être à hauteur humaine. Le personnage de Vladimir trouve alors toute sa justification. Il y a la documentation et la manière dont elle est mise au service de l’imagination mais dans les limites du « mentir-vrai » : en savoir assez pour ne pas inventer faux ! Le calvaire des Kazakh est vécu par la présence de celui qui est apprécié par eux comme un guide, Apaq, et que Vladimir affronte dans la prison puisque c’est lui qui doit l’exécuter : ce sont des scènes qui dépassent le simple récit factuel pour plonger dans les consciences ennemies. Plus tard, le conflit des années 1930 trouve sa duplication dans l’affrontement des petites filles.


Toutefois, il faut encore d’autres connexions. L’autre élément qui structure le livre et appartient aux deux histoires (la petite et la grande) est l’opéra, sa beauté et son tragique qui habite la personnalité incandescente d’Irina. Le romancier trouve alors les espaces narratifs pour dire, sur ce pays qu’il aime, sa beauté extraordinaire dans de nombreux domaines et sa noirceur… Staline vs Tchaikovsky ! Car ce n’est pas simple d’écrire sur la Russie au moment où commence une guerre actuelle. Ce n’est pas simple non plus, dit Anouar Bemalek, d’être citoyen algérien et il faut créer le roman avec tout cela ! Pour lui, l’Histoire est un roman et, dans l’Histoire, des faits sont écrits et d’autres effacés, chaque historien choisissant sa perspective ; on ne peut pas parler d’objectivité (NB - on peut se reporter aux analyses de Michel-Roph Trouillot rappelées dans Collateral du 6 octobre dernier). Mais lorsqu’un événement aussi dérangeant vous tombe dessus et qu’il a été « silencié », il faut en faire quelque chose de sérieux, de documenté. On comprend que le temps qu’Anouar Benmalek met à finaliser une fiction est une période d’intenses recherches et lectures pour créer ensuite une atmosphère qui soit proche de ce qui s’est passé.

Il y a enfin, dans ce roman, un ingrédient qui n’appartient pas aux deux lignes de force indiquées, en lien avec l’obsession de l’écrivain sur le temps et ses mystères : le « cadeau » que Apaq fait au jeune Vladimir, celui de pouvoir effacer un présent dérangeant en faisant un saut-arrière dans le passé, ce qu’il nomme « les dérèglements dans la trame du temps » :

« – Dis-moi, fier bourreau de mon peuple, as-tu fait de mauvais rêves ces derniers temps ? De très mauvais rêves qui ressemblent à des souvenirs… ?
Vladimir sursaute, presque effrayé devant l’étrangeté de l’interrogation :
–Des rêves… quels souvenirs… ?
–Tu m’as déjà posé cette question et je t’ai déjà répondu. Reviens hier, fils… et je t’expliquerai encore une fois.
–Revenir hier ! Qu’est-ce qui te prend, vieillard ? Je t’ai déjà posé cette question ? Tu es gâteux ou la peur te fait perdre la raison ? Tu sais bien que tu vas mourir maintenant ! »


Et plus loin, avec l’angoisse qui l’étreint, Vladimir, homme de main du NKVD, qui n’a pas encore accompli l’exécution, écoute Apaq : « Alors Vladimir écoute l’homme soudain exalté. Et ce que ce dernier raconte est simplement impossible : par il ne sait quel procédé, il est, depuis une certaine nuit, capable de " revenir " en arrière. Dans le temps, précise-t-il sans se démonter. Avec Vladimir, affirme-t-il, il est déjà " revenu " deux fois ».

Il suffit de savoir que « l’âme est un hôtel noir où des choses horribles sont tapies » ; mais l’être humain ne peut résister « à la terrible envie de changer (son) destin ». Cela a un prix : le bénéfice immédiat du retour en arrière se paie lourdement dans la suite de la vie de celui qui a succombé à l’envie de jouer avec son destin.

Vladimir va succomber, terrifié après avoir vu une scène qu’il n’aurait pas dû voir et qui, en URSS, se paie par la mort. Il échappera à ce qui était inéluctable mais au retour en Kazakhstan, il passe d’homme de main à un agent zélé de la famine : « A tout cela s’ajoutait la famine dans le Kazakhstan, aussi destructrice, cette fois, par la volonté de l’homme, qu’une épidémie de peste noire au Moyen Âge, famine dont tout le monde se fichait, à Moscou comme à Alma-Ata, les ordres demeurant toujours de confisquer jusqu’à la dernière tête de bétail pour nourrir les ouvriers des grandes ville industrielles du centre de l’URSS ».

L’histoire de Vladimir, de sa jeunesse à son agonie, véritable dysthanasie (dans l’épilogue premier de la seconde partie), est passionnante à suivre et le romancier en tire une morale : « On ne touche pas à l’unique loi inaltérable du Cosmos – Le Désordre est une fonction strictement croissante du Temps ! – sans le payer chèrement. Un Dieu ne s’y frotterait pas ». La recommandation qu’il croit laisser à Irina ne peut lui être d’aucun secours, dans le temps présent… : « ne jamais souhaiter changer le passé (…) sinon le passé te dévorera, le passé est une malédiction ».

Et pourtant, le don, Irina en a hérité… Comment peut-elle vivre après la découverte de la vraie nature de ce grand-père tant aimé et de ces rêves-retours qui bouleversent sa vie. Elle en sera la proie avec l’agression de la petite fille d’Apaq, la revivant plusieurs fois, dont elle connaît le nom : son grand-père l’appelant ainsi « Bibigul ». Peut-être en fait-elle un vrai rêve de bonheur dans la séquence en Crimée avec Walid qu’elle n’a pourtant jamais revu depuis son départ. C’est aussi le « Final » : le rêve d’Irina côtoie le cauchemar de Walid, leur permettant à tous deux de s’évader du présent de leur vieillesse et de leur séparation. Cette réflexion sur le temps, mise en fiction dans la trajectoire des protagonistes, est la projection heureuse de l’histoire et aussi, peut-être la manifestation du désir de s’évader de la grande Histoire qu’on ne peut gommer mais dont la mémoire doit être documentée.


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Difficile de ne pas indiquer, même brièvement, d’autres romans d’Anouar Benmalek dont la lecture m’a habitée longuement et vers lesquels il faut revenir. Tous ont des lignes de force semblables à celles que j’ai indiquées pour Irina, un opéra russe : une documentation solide avec, en son cœur, un événement tragique, effacé ou minimisé de la grande Histoire habituellement racontée ; et une histoire d’amour forte qui aboutit à une impasse.


                    


Les Amants désunis, en 1998, a été le premier grand succès auprès des lecteurs. Il raconte le destin d’un couple, Anna, une Suissesse et Nassredine, un Algérien, dont l’amour fusionnel a été fracassé par l’Histoire de l’Algérie. Le récit se déroule en 1997 mais des fragments d’histoire antérieure parsèment le texte, en 1928 et surtout entre 1945-1955. Leurs deux enfants, Mehdi et Meriem ont été assassinés par des combattants du FLN. Quarante ans se sont écoulés depuis ce drame et la séparation du couple. Anna envoie un télégramme à Nassredine pour lui donner rendez-vous sur la tombe de leurs enfants dans son village natal. Sur la route, elle se fait enlever par les combattants d’Allah. A la date de 1997, le romancier ne dévoile pas un passé « silencié » mais met en relation la violence à deux étapes de l’histoire algérienne du XXes.

                       



En 2000, c’est le second roman de l’écrivain à connaître un grand succès, L’Enfant du peuple ancien. L'intention première du romancier était de construire une fiction à partir d'un couple formé d'un Algérien et d'une Française, déportés en Nouvelle Calédonie, après les répressions de 1871, celle de la Commune en France et celle de la révolte d'El Mokrani en Algérie. Recherchant des informations sur les évasions des déportés vers l'Australie, il tombe sur une phrase qui réoriente complètement son projet : « "Le dernier loup de Tasmanie a disparu en 1870, en même temps que le dernier des aborigènes à la suite d'un massacre perpétré par les colons anglais"... Cette phrase m'a fait sursauter, car je venais d'apprendre incidemment le massacre de tout un peuple cité comme "détail" devant ce qui paraissait choquer l'auteur : la disparition d'un animal. Ce génocide, dans toute l'acception moderne du terme, devient à partir de ce moment le cœur du livre ».


C'est ce dernier des Aborigènes qui est l'enfant. Kader et Lislei, les deux déportés évadés, le trouvent sur le bateau de leur passage, enfermé dans une cage. Émus par la détresse extrême du jeune enfant, Tridarir, dernier représentant de la tribu de Tasmanie décimée par les colons, ils décident de le soustraire à la cupidité de ses ravisseurs qui veulent le vendre à d'étranges collectionneurs. Seule leur humanité commune les sauve de l'innommable. Notons que Tridarir, dépositaire à travers la mémoire de ses parents, de la mémoire de son peuple, refait les chemins des Rêves pour que sa terre ne disparaisse pas. Il n'entraîne pas ses "parents" adoptifs dans cette complicité culturelle-là. C'est une utopie autour de l'enfant "sauvage" que crée A. Benmalek en inventant cette famille métisse qui ne tente pas de syncrétisme mais qui, par amour, exerce sa tolérance.


Le roman d'Anouar Benmalek est un récit d'aventures fortement documenté où la prise de position de l'auteur est patente et voulue : « Les Australiens n'ont pas subi du tout le même opprobre au sujet de ce génocide que les Allemands au sujet du génocide juif. Les génocides ne sont pas égaux. Ma réaction a d'abord été la peur de parler de ce sujet auquel je ne connaissais rien. Puis une sorte de devoir éthique s'est mêlé à l'envie d'écrire. Il est alors devenu évident que j'avais à jouer le rôle de passeur de mémoire. J'ai dû tout réécrire en centrant le livre sur le génocide, avec la volonté de ne pas en faire un livre politique. »


                       



En 2002, nouveau couple et nouvelle géographie avec L’Amour loup. La fiction se situe en 1987. Un étudiant algérien, Chaïbane, bénéficie d’une bourse à Moscou, que l’URSS donnait à des étudiants d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Il rencontre une autre étudiante boursière, Nawel qui est palestinienne. Ils tombent amoureux. Mais, à la fin de ses études, Nawel décide de rejoindre les siens. Chaïbane rentre en Algérie mais ne pouvant oublier la jeune fille, il décide de partir à sa recherche : il va en Syrie, au Liban et découvre la réalité de ces pays en proie à la violence et à la guerre. Il prend conscience de l’actualité et de l’Histoire des Palestiniens. C’est aussi la guerre civile libanaise, la vie dans les camps. Chaïbane retrouve Nawel dans un camp de réfugiés mais elle se fait tuer par un milicien.



                      



En 2006, Ô Maria, est, pour moi, le roman majeur de l’écrivain. Cette fois, il s’intéresse aux derniers musulmans d’Andalousie qui, de 1492 à leur expulsion au début du XVIIe s. (1604-1614), ont subi une répression et une exclusion de différentes manières. Ceux qu’on appelle les Morisques (musulmans convertis à la religion chrétienne) ont été pourchassés. Celle qui est au centre du récit est Maria (comme la mère de Jésus) qui n’appprend que tardivement qu’elle est musulmane et que son vrai nom est Aïcha (nom de l’épouse préférée du prophète). Elle vit, dans la colère et la révolte, l’assimilation religieuse, linguistique et culturelle qu’impose le catholicisme au pouvoir. Elle découvre sa langue d’origine (algarabia) pour pouvoir lire l’alcoran (le Coran). D’amours consentis en viols, la vie de Maria est faite de violences en pleine Inquisition. Le roman est dédié à « Gerónima la Zalemona qui vécut.à Torrelas (Espagne) à la fin du XVIes et dont la destinée me suggéra en partie celle de María ». Le roman s’ouvre sur le bûcher où brûle Maria-Aïcha,sous les yeux de son fils : « Le royaume de Valence est à présent quasiment purifié de sa vermine morisque, ces juifs aggravés d’islamisme, commme ils disent ici avec une moue semblable à celle qu’on forme lorsqu’on crache ».




                        



En 2015, le romancier se lance en territoire miné pour un auteur d’un pays arabe avec Fils du Shéol. Il a dit s’être interrogé sur sa légitimité à écrire sur la Shoah, à la fois par son origine, ce qu’il conteste mais aussi par le nombre impressionnant de livres écrits à ce sujet. Que pouvait-il apporter ? « Cette légitimité, je l’ai trouvée le jour où j’ai appris que le père de Goering avait été gouverneur de ce qui est devenu la Namibie (…) brutalité de cette colonisation (…) le génocide du peuple herero est demeuré largement ignoré ». Il y voit une sorte de préparation, à plus courte échelle, de ce que sera la solution finale en Allemagne nazie. Mais ce génocide n’a pas eu de conséquences sur le peuple génocidaire.

Mais comme dans les autres romans d’Anouar Benmalek, cette documentation historique et incrustée dans la vie de personnages et, en particulier de trois couples à partir desquels se dit la violence du monde. En trois générations de la même famille, sont vécus deux génocides.

On entre dans le roman avec le jeune Karl, enfermé dans un wagon à bestiaux. Il y rencontre Helena qui sera son bref amour puisqu’ils sont gazés en arrivant en Pologne Du Shéol, il peut regarder les siens. D’abord son père, Manfred, devenu Sonderkommando, qui rêve à son Élisa, la mère de Karl, rencontrée et épousée en Algérie des années auparavant. Remontant les générations, Karl découvre que son grand-père, Ludwig, a servi dans l’armée allemande du Sud-Ouest africain. Et qu’il a un secret : Hitjiverwe, une jeune femme héréro passionnément aimée, victime avec son peuple.

Comme les autres romans, malgré la difficulté extrême de ce qui est raconté, on lit sans quitter les pages de ce récit à la fois poignant et matraquant.

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De roman en roman, Anouar Benmalek est un écrivain qui fait parcourir le monde et dépasse ainsi, par ses fictions, les frontières de son pays d’origine, ce qui n’est pas fréquent dans la littérature algérienne ; il n’oublie jamais ce pays, au détour d’une page, par un personnage ou une circonstance. Après de telles extensions géographiques et historiques, on suit la question que lui pose le journaliste Youcef Merahi, dans leurs entretiens, Vivre pour écrire, en 2006 :

« Quel est le pays où vous auriez aimé vivre ?
– J’aurais voulu vivre dans ce que j’appellerai, faute de mieux, le pays de mon enfance, quand je croyais encore que le sort du monde et de mon pays ne pouvait que s’améliorer, que la part du mal était condamnée à s’amenuiser, que la bonté était l’avenir de l’être humain. Je m’aperçois maintenant qu’un tel pays sur notre bonne vieille planète relève encore largement de l’utopie – et probablement, n’existera jamais.
Mais l’utopie est, bien sûr, nécessaire pour que nous puissions, vaille que vaille, accomplir le beau – en fin de compte – métier d’être humain ».




Anouar Benmalek, Irina, un opéra russe, Paris, éditions Emmanuelle Collas, 2025, 469 p., 22,90 €


*A propos de Christiane Chaulet Achour: Elle a été Professeur à l’Université d’Alger de 1967 à 1994, puis Professeur de Littérature comparée et francophone à l’Université de Cergy-Pontoise, de 1997 à 2015. Elle poursuit ses recherches dans ses domaines de prédilection et, particulièrement, sur la littérature algérienne. Voir son site :                                                                         http://www.christianeachour  



dimanche 9 novembre 2025

 


Anouar Benmalek : « Écrire, c’est penser malgré l’évidence… »


Djamal Guettala
samedi 8 novembre 2025

Avec Irina, un opéra russe, paru le 22 août 2025 aux Éditions Emmanuelle Collas, Anouar Benmalek signe une œuvre où la mémoire, la douleur et l’exil s’entrelacent comme des fils invisibles d’une tragédie humaine. À travers Irina et Walid, il explore les tumultes de l’histoire russe et les fragilités de l’existence, où l’amour devient refuge et la fiction, un espace de liberté.

Pour Anouar Benmalek, « écrire, c’est penser malgré l’évidence » : chaque personnage devient miroir de nos propres blessures, chaque phrase tisse un pont fragile entre ce qui fut, ce qui souffre et ce qui persiste. Lire Irina, c’est se confronter à l’épreuve de vivre, sentir battre le pouls du passé et entrevoir, au cœur des douleurs, la lumière fragile de la réconciliation. Dans cet entretien accordé au Matin d’Algérie, l’écrivain revient sur les racines de son œuvre, son rapport à la mémoire et à l’exil, et cette quête de vérité qui traverse toute son écriture.



Le Matin d’Algérie : Votre roman met en scène des trajectoires multiples, marquées par l’exil, la mémoire et la douleur. Comment ces personnages se sont-ils imposés à vous ?

Anouar Benmalek : À mon sens, un roman répond d’abord à une question : que se passerait-il si… C’est la vieille question qui nous taraude tous, à laquelle l’être humain tente de trouver une réponse depuis l’aube de l’humanité. La mémoire et la douleur sont des composantes essentielles de la définition même du fait d’être humain. Sans mémoire, nous ne sommes rien ; sans douleur, il est peu probable de mener une vie digne de l’être, puisque toute vie digne d’être vécue suppose de se colleter avec ce qui l’empêche justement d’être digne. Quant au fait d’être exilé, nous le sommes tous d’une manière ou d’une autre : exilé de son pays dans le sens le plus littéral du terme, exilé de son enfance, exilé d’une époque où l’on a été heureux avec ses parents ou avec des êtres chers. Vivre est une tragédie, qui se termine toujours mal, comme aucun de nous ne l’ignore, malheureusement.

Dans Irina, un opéra russe, j’ai voulu rejouer cette tragédie de vivre avec les ingrédients propres à la Russie que j’ai connue à l’époque où je préparais une thèse de mathématiques. Je suis parti, comme toujours, d’un couple, Irina et Walid, dont l’histoire d’amour va évoluer dans le temps et dans l’espace dans cet immense monde soviétique, en me concentrant plus particulièrement sur sa partie russe. Comme la Russie ne se comprend pas sans un détour par son passé, il m’a fallu introduire un personnage, Vladimir, conçu au départ comme secondaire, mais qui, rapidement, s’est imposé à moi comme une pièce essentielle au cours de la construction du roman.

Le Matin d’Algérie : La transmission intergénérationnelle est au cœur du récit. Est-ce pour vous une manière de lutter contre l’oubli ou le silence imposé ?

Anouar Benmalek : En caricaturant, nous avons généralement une mémoire de moineau en ce qui concerne les grands événements historiques. Leur complexité est, très souvent, galvaudée, donc niée, en transformant le récit de cet événement en une espèce de « pitch » tenant plus du slogan publicitaire que de la vérité historique. Chaque État entend se construire son propre roman national, de préférence héroïque, qu’importe si le résultat ressemble plus souvent à un scénario de film hollywoodien qu’autre chose ! Si l’Histoire, la vraie, ne correspond pas aux desiderata du scénariste en chef du moment, eh bien, on change l’Histoire ! La lutte contre l’oubli ou, pire, la réécriture sans vergogne du passé est sans fin, harassante, un véritable labeur de Sisyphe, dont on ne sort pas vainqueur en règle générale.

Le Matin d’Algérie : Dans vos pages, l’intime croise toujours l’Histoire collective. Comment avez-vous trouvé l’équilibre entre ces deux dimensions sans sacrifier ni l’une ni l’autre ?

Anouar Benmalek : Je respecte infiniment le travail des historiens, mais je n’ai pas vocation à écrire des romans historiques. Ce qui m’intéresse, c’est la réaction individuelle, particulière, de quelqu’un d’ordinaire qui se trouve confronté à l’Histoire avec un grand H (ou, plutôt, avec une grande hache !) Les thèmes de mes livres sont souvent très graves, leur écriture me mobilise pendant de longues périodes et la seule manière pour moi de garder mon énergie littéraire est d’y introduire une histoire d’amour. Mais, somme toute, n’est-ce pas également le but de notre vie : que vaudrait cette dernière si l’amour lui demeurait étranger ?

Le Matin d’Algérie : Peut-on lire votre livre comme une fresque des blessures du siècle, mais aussi comme une tentative de réconciliation ?

Anouar Benmalek : Probablement. Au fond, je suis ce qu’Emile Habibi nommait un « peptimiste », c’est-à-dire un pessimiste qui ne demande qu’à être optimiste. Écrire, c’est penser malgré l’évidence que les deux à trois années passées à s’échiner sur un roman que personne ne vous a demandé peuvent valoir la peine que l’on s’est donnée parce que quelques lecteurs vous diront après la lecture : « Ah, cette Irina, j’en suis presque tombé amoureux ; et ce Vladimir, c’est un véritable salaud, mais, après réflexion, peut-être n’aurais pas été différent de lui, peut-être n’aurais-je pas eu à mon tour le courage d’être héroïque tout le temps ; et cette famine d’une si grande ampleur au Kazakhstan, pourquoi n’en ai-je jamais entendu parler, etc. »

Le Matin d’Algérie : On dit souvent de vos romans qu’ils sont portés par une écriture « incandescente », où la poésie côtoie la violence. Comment parvenez-vous à travailler cette tension dans la langue ?

Anouar Benmalek : J’applique au travail sur mes fictions la réponse de Joe Louis, l’immense boxeur du milieu du siècle dernier, à des journalistes qui lui avaient demandé sa recette pour avoir été aussi longtemps champion du monde toutes catégories : « J’ai fait du mieux que j’ai pu. »

Quant à moi, plus modestement, je me mets réellement à la place de chaque personnage, leur destin devient littéralement le mien et, comme le contexte dans lequel je les plonge est parfois abominablement compliqué, ma réaction et, par conséquent, mon écriture sont pleines de cette tension que nécessite la survie ! Faire de son mieux est la première obligation du romancier s’il entend faire œuvre nouvelle, originale, une obligation artistique et éthique à la limite du commandement religieux. À quoi bon écrire sinon ?

Le Matin d’Algérie : Y a-t-il, derrière cette écriture, un héritage littéraire précis qui vous accompagne encore aujourd’hui ?

Anouar Benmalek : Je suis l’héritier de tous les livres que j’ai lus, des plus médiocres aux plus remarquables. Et j’en ai lu beaucoup, des romans policiers de base aux ouvrages les plus sophistiqués, des comics tellement aimés de mon enfance à la science-fiction la plus échevelée. Et puis la poésie, ah, la poésie…

Le Matin d’Algérie : Votre livre convoque plusieurs temporalités et points de vue. Était-ce une contrainte narrative ou, au contraire, une liberté indispensable ?

Anouar Benmalek : Notre principal ennemi est le temps, cet assassin qui nous pousse sans arrêt dans le dos jusqu’à nous précipiter dans l’abîme à la fin. Qui résisterait à la possibilité magique, si elle lui était accordée, de remonter ce maudit temps afin de changer le passé et de repartir à l’assaut de l’avenir, à nouveau plein d’espoir et d’illusion ? L’auteur que je suis n’y a pas résisté, mais il a introduit dans son roman une contrainte : remonter le temps se paie toujours très cher, car l’univers n’est en rien conçu pour être tendre envers les créatures vivantes.

Le Matin d’Algérie : Quel rôle joue pour vous la fiction dans l’exploration de la mémoire historique ?

Anouar Benmalek : Je suis d’abord romancier, c’est donc le théâtre des sentiments des êtres humains qui est au centre de mon travail : la fiction est donc l’essentiel, la mémoire historique, le décor en quelque sorte où se meuvent mes personnages. J’ai à cœur cependant que cette restauration de la mémoire soit la plus précise possible ; ce scrupule de présenter l’histoire telle qu’elle aurait dû être présentée, de la débarrasser des oripeaux du mensonge, est pour moi la politesse minimale que l’on doit au lecteur.

Le Matin d’Algérie : Votre œuvre est traversée par des préoccupations politiques et morales. Pensez-vous qu’un écrivain puisse rester en retrait des grands drames contemporains ?

Anouar Benmalek : Un écrivain est aussi un citoyen. Mais il ne doit pas mélanger ses deux identités, car les exigences de l’une et de l’autre ne se sont pas interchangeables. D’un autre côté, j’ai toujours tenté autant que faire se peut de remplir mes devoirs de citoyen, en particulier de m’élever contre les trop nombreuses atteintes à la démocratie et à l’État de droit depuis l’indépendance de notre pays. Mais dans ce domaine, on est toujours très loin d’en faire assez, malheureusement.

L’Algérie est un pays « difficile », et les différents pouvoirs qui s’y sont succédé peuvent vous faire payer très cher vos velléités de participation à la vie de la nation…

De plus, la « compréhension » qu’ont les dirigeants de la nécessaire liberté qui accompagne la création est très relative, sinon nulle.

Le Matin d’Algérie : Vous êtes vous-même exilé depuis longtemps. Quelle part de votre expérience personnelle irrigue ce livre ?

Anouar Benmalek : L’exil est formateur, dans le sens qu’il vous apprend à vous départir de vos habitudes de pensée et, partant, de nombre de vos préjugés. L’exil est parfois âpre, sinon douloureux. Mais je sais également que je n’aurai pas pu écrire les livres que j’ai écrits en restant en Algérie. L’accueil qui a été réservé en Algérie, par exemple, à mon roman Ô Maria, avec son cortège d’articles incendiaires et de menaces de mort, m’est resté en travers de la gorge, cette gorge qu’un groupe terroriste se promettait justement de trancher pour crime supposé, et absurde, d’atteinte aux « constantes spirituelles » du pays.

Le Matin d’Algérie : Dans un monde saturé de violence, où les guerres et les exils se multiplient, quel rôle attribuez-vous encore à la littérature ?

Anouar Benmalek : Un écrivain ne doit pas espérer changer le monde, tout au plus, s’il n’est pas trop maladroit, de créer un instant d’échange, parfois précieux, entre lui et une poignée de lecteurs. Si la littérature avait le pouvoir de changer le monde, cela se saurait.

Regardez la pléthore d’écrivains de génie qui ont traversé le vingtième siècle : cela n’a pas empêché ce siècle de subir plusieurs génocides, deux guerres mondiales, la barbarie coloniale sur tous les continents, l’impérialisme arrogant et meurtrier des uns et des autres, etc.

On continuera malgré tout à écrire des romans, des nouvelles, de la poésie parce que, comme le soutient une célèbre maxime, il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer.

Le Matin d’Algérie : Enfin, que diriez-vous aux jeunes lecteurs algériens et francophones qui vous découvrent aujourd’hui avec ce roman ?

Anouar Benmalek : Lisez, et lisez autant que vous pouvez. C’est la meilleure hygiène morale et spirituelle qui soit dans ce monde décérébré par la propagande des chaînes de télévision et la bêtise souvent crasse des réseaux sociaux.

Entretien réalisé par Djamal Guettala 

À noter

Une rencontre avec Anouar Benmalek autour de son roman Irina, un opéra russe (Éditions Emmanuelle Collas, 2025) se tiendra le vendredi 14 novembre 2025 à partir de 18h30, à la librairie L’Île aux Mots, 7 rue Urbain V, Marseille 2ᵉ (quartier Joliette/Arenc).


Irina, un opéra russe : "Une puissante volonté d’interroger les zones obscures de nos existences", El Watan, 9 nov 2025

 


Irina, un opéra russe d’Anouar Benmalek : Le roman algérien d’un vertige russe (El Watan, 9 novembre 2025)

Qu’est-ce qu’être algérien aujourd’hui ?» Cette question que Mohammed Dib jugeait «enfermante» et «aliénante» (revue Apulée, n°8, éditions Zulma, 2023), poursuit encore toujours les écrivaines et les écrivains d’Algérie, au premier chef, ceux qui écrivent en français et publient à Paris.

A rebours de certaines plumes qui acceptent leur place d’«instrument» pour expliquer l’Algérie à l’observateur étranger, c’est-à-dire ceux qui signent des dissertations pseudo-historiques pour absoudre les crimes et le caractère inhumain du colonialisme dans le dessein de «rétablir la démocratie dans leur pays», l’œuvre d’Anouar Benmalek témoigne d’une puissante volonté d’interroger les zones obscures de nos existences selon un registre singulier, émancipé des fausses problématiques identitaires et linguistiques. Quand l’auteur du Rapt (Fayard, 2009) conçoit et écrit ses fresques romanesques, il part plutôt d’une question ouverte : «Qu’est-ce qu’un écrivain aujourd’hui ?» L’écriture de ce professeur de mathématiques bouscule.

Classique et limpide, sa densité historique et émotionnelle défait tous les manichéismes. Pour lui, il ne s’agit pas de désigner les coupables et les complices de tel ou tel désastre, mais de comprendre et surtout de voir et de sentir la bascule d’êtres ordinaires dans le gouffre du crime aveugle, de la déshumanisation jouissive. Par-delà l’appartenance nationale et les diverses assignations identitaires, l’auteur de Chroniques de l’Algérie amère (Fayard, 2003) saisit sans pathos aucun la douleur brute, les ambiguïtés et les ambivalences des êtres humains dans les torrents de l’histoire. Depuis ses précédentes publications dont on peut citer L’Enfant du peuple ancien (Pauvert / Casbah, 2000) ou L’amour au temps des scélérats (Emmanuelle Collas / Casbah, 2021), il ne cesse de complexifier son exploration fictionnelle des géographies et des formes de la violence. Pour cette rentrée littéraire, et plus de quarante ans après la publication de Ludmila ou le Violon de la mort lente (ENAL, 1986), l’écrivain revient dans Irina, un opéra russe, l’un des rares romans qui donnent à voir la Russie soviétique par le biais du regard d’un ancien boursier algérien, à une passion ancienne, intime : la civilisation russe. Loin de se limiter à l’histoire de l’amour empêchée entre Walid et Irina, ce livre investit deux questions fondamentales qui interpellent notre époque – affreusement lacérée par les sidérations que provoquent les entreprises annihilatrices et génocidaires menées par les puissances coloniales et impériales – : jusqu’à quel point mener le consentement à l’euphémisation et à la négation des crimes de masse ? Et quelles réceptions possibles pour une œuvre artistique quand se rencontrent, dans un contexte asymétrique, les descendants des victimes et des bourreaux ? Entretien avec Anouar Benmalek.

Propos recueillis par Faris Lounis (*)                                             

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El Watan: Le personnage principal de votre histoire (Irina, un opéra russe) est un jeune doctorant qui mène une thèse sur Napoléon en Egypte dans l’ancienne URSS. Bien qu’Irina, un opéra russe, ne soit pas un roman strictement autofictionnel, votre parcours estudiantin ressemble fortement à celui de Walid, car vous avez également préparé une thèse de doctorat en mathématiques durant cinq ans entre Kiev, Odessa, Moscou et Leningrad. Je souhaiterais ouvrir notre échange en vous demandant quelques éléments de contexte : qu’est-ce qu’être un chercheur algérien dans l’empire russe durant les années 1970 ?

A.B: A l’époque, l’Etat algérien était assez généreux en matière d’envoi des étudiants nationaux à l’étranger afin qu’ils s’y spécialisent dans telle ou telle discipline ou, par exemple, y préparent des thèses de doctorat. Cela a été le cas de l’ensemble de ma promotion de mathématiques à l’université de ma chère ville de Constantine. Nous étions une douzaine d’étudiants concernés, tous bénéficiaires à la fin de notre dernière année de cette fameuse bourse à l’étranger. Mais, comme vous devez vous en douter, il y avait toujours une sorte de «loterie» dans le tirage du pays où vous deviez continuer vos études : les plus chanceux (ou les plus pistonnés) se voyaient envoyés aux USA, en Angleterre, en France ; les plus défavorisés par le sort devaient se contenter de pays dits de l’Est, dont l’URSS… C’était le temps de la blague, de mauvais goût, certes, mais révélatrice où le premier prix d’un concours fictif était un séjour d’une semaine à Moscou et le second prix d’un séjour de deux semaines à Moscou…
Dans cette promotion, nous avions été deux malchanceux à nous trouver dans cette situation inconfortable d’avoir à choisir entre perdre une année universitaire à nous tourner les pouces ou nous rendre dans un pays à la réputation pour le moins «austère» dont nous ne parlions pas la langue et dont le climat n’était guère rassurant pour les Méditerranéens que nous étions.

En fin de compte (ou, plutôt, en désespoir de cause…), j’ai été le seul de mon département de mathématiques, cette année-là, à me résigner au voyage dans l’empire du froid. Les premiers mois n’y furent pas très agréables, mais ce (long) séjour en URSS fut probablement et paradoxalement une des meilleures choses qui me soient arrivées dans la vie, tant du point de vue scientifique que du point de vue strictement personnel. $ Réglons d’abord la question des études : j’ai eu le privilège, inestimable, de soutenir une thèse dans un pays de grande tradition mathématique. Beaucoup d’avancées spectaculaires dans ma spécialité portent les noms de chercheurs de cette région du monde ! J’ajouterais, cela va de soi, un bémol, étant donné le contexte politique : j’étais mathématicien, et donc non concerné par l’allégeance idéologique que j’aurais eu nécessairement à montrer dans mon travail de thèse si j’avais été, par exemple, un chercheur en sociologie ou en économie…

Quant au reste, c’est-à-dire l’essentiel, j’ai fini par tomber amoureux, amoureux scandalisé certes, mais amoureux quand même de cet immense conglomérat de nations, de religions, d’histoires et de confrontations souvent sanglantes. Amoureux, singulièrement, de la partie russe de ce quasi-continent – et, bien sûr, de sa langue. J’insiste : profondément, rageusement épris, souvent avec indignation, de cette Russie dont la fille de Staline disait avec chagrin, elle dont la mère avait été «suicidée» : «Mon si merveilleux et si terrible pays !» 

Mon amour n’était pas un amour aveugle, loin de là, car, en même temps que le jeune provincial que j’étais découvrait la grande littérature russe, l’extraordinaire poésie russe, la merveilleuse musique russe, il prenait encore plus conscience de l’immensité des drames qui avaient jalonné le vingtième siècle de cette Russie : l’incroyable dictature de Staline et de ses semblables, l’épouvantable cauchemar des camps du Goulag et de leurs millions de morts, la trahison impardonnable des rêves de liberté et de démocratie de ceux qui s’étaient soulevés contre le régime inique des tsars, sans oublier les sacrifices (sur lesquels on n’insistera jamais assez) consentis pendant la Seconde Guerre mondiale.

E.W: «Galoubtchik, mon chéri, je ne t’ai pas fait trop attendre ? s’enquiert à voix haute, un peu trop joyeusement, la jeune femme qui s’est rangée à ses côtés. – Eh, c’est quoi ça, un peu de respect, demoiselle, on ne grille pas la queue ! se récrie avec acrimonie quelqu’un derrière eux.» Qu’est-ce qui va arriver à Walid quand, durant l’hiver 1978, à Leningrad, une jeune inconnue quelque peu intrépide s’agrippe à lui pour devancer les nombreuses personnes faisant la queue devant l’illustre musée de l’Ermitage ?

A.B: Mon livre n’est pas du tout autobiographique. Mais, comme tout romancier, je m’inspire souvent de faits réels en les triturant selon le besoin de la fiction. Cette scène de la queue devant le musée de l’Ermitage, j’ai eu la chance de la vivre presque de la manière dont je la décris dans le roman – et donc, de tomber amoureux, mais cette fois-ci non pas du pays, mais d’une jeune femme bien réelle. Ce qu’on appelle, parfois paresseusement, l’âme russe, est contagieuse à l’âge que j’avais ! On se met à écrire de la poésie au moindre battement de cœur, et l’on passe ensuite des ébauches de nouvelles plus ou moins réussies au roman presque sans s’en rendre compte. Depuis, je suis resté infiniment reconnaissant à celle ou, plus exactement, à celles qui m’ont permis d’oser pénétrer dans le monde magique de l’écriture de fiction : j’étais parti en URSS comme mathématicien, j’en suis revenu toujours mathématicien mais apprenti écrivain de surcroît…

E.W: Au début des années 1980, les autorités russes obligent Walid à quitter le pays. De quelle manière sa relation avec Irina va-t-elle évoluer après cette «quasi expulsion» ?

A.B: Le roman exigeait cette séparation, car mon propos n’était pas de décrire la chute de l’URSS, mais de «triturer» le temps de manière à aborder trois grandes périodes de la vie de cet empire : la période stalinienne à travers le personnage du grand-père d’Irina, celle des années soixante-dix de l’amour flamboyant que Walid éprouve pour Ia soprano, avant qu’il ne soit expulsé du pays, puis le retour de ce dernier dans la «nouvelle» Russie, quarante ans plus tard, à la recherche de celle dont il ne sait même plus si elle est encore de ce monde. La manipulation du temps, avec ses allers et retours se payant au prix fort, est essentielle dans ce roman cherchant à répondre à l’éternelle question qui nous tourmente tous, nous autres êtres humains à l’existence si fugitive : que serait-il advenu si l’on avait agi d’une manière différente, aurions-nous changé de destin, évité tel malheur, connu tel bonheur…

E.W: Membre d’une délégation officielle, Irina donne un spectacle à Alma-Ata, la capitale du Kazakhstan. Soudainement, une femme surgit du public et lui balance «à plusieurs reprises un seau d’eau colorée en rouge», tout en lançant des cris accusatoires. Cela s’est passé dans les années 1990. Qui était cette femme, et pourquoi a-t-elle agi de la sorte ?

A.B: J’ai longtemps hésité avant d’entreprendre l’écriture de ce livre. J’avais déjà écrit un roman sur l’URSS après mon retour en Algérie au début des années quatre-vingt. Publié par l’ENAL, le roman n’était resté en vente que pendant une dizaine de jours, avant d’être retiré de toutes les librairies d’Algérie à la suite d’une plainte de l’ambassade d’URSS jugeant le contenu un peu trop «sarcastique» à son goût. Quand, quarante ans plus tard, m’a de nouveau taraudé l’envie d’écrire sur cette Russie si importante pour moi, j’ai d’abord longuement hésité. En attendant une éventuelle décision, j’ai procrastiné avec ce que j’adore faire en pareil cas : réunir et lire de la documentation…

Le hasard faisant bien les choses, je suis tombé sur des articles évoquant des événements à peine croyables pour moi qui prétendais n’être pas totalement ignorant en matière d’histoire de l’Algérie : durant la Première Guerre mondiale, des paysans-soldats russes envoyés par le Tsar en renfort aux côtés de l’armée française avaient refusé de continuer à se battre en apprenant la chute des Romanov. Après des affrontements meurtriers avec l’armée française, beaucoup de ces rebelles russes s’étaient retrouvés en prison… près de Biskra, dans le sud de l’Algérie !

C’est la découverte d’une autre période de l’histoire de l’URSS, celle-là d’une ampleur à la dimension cataclysmique qui allait me précipiter définitivement dans le chantier de ce roman : l’Asharshylyk, le nom que donnent les Kazakhs à la famine organisée par le pouvoir de Staline afin de contraindre les nomades du Kazakhstan de rejoindre les nouvelles structures agricoles collectives soviétiques, famine qui dépassa, en proportion de victimes, l’autre famine beaucoup plus connue – le Holodomor en Ukraine.

Même si l’Asharshylyk est parfaitement documenté par de nombreux documents historiques, livres et travaux universitaires, il n’est pas au menu de la «mémoire commune», celle formée, par accrétions successives, par les romans, les poèmes, le chant, le cinéma… Pour ma part, je n’en avais jamais entendu parler ! Ce n’est pas chose nouvelle, nous le savons tous du côté sud de la Méditerranée : le devoir de mémoire tant invoqué en Europe ne concerne, ainsi que le rappelait vertement Aimé Césaire, que les massacres commis contre les peuples occidentaux, non contre ceux considérés comme trop «bronzés» !

E.W: Qu’est-ce qui va changer dans la carrière d’Irina quand elle découvre que son grand-père Vladimir Alexievitch, cet ancien agent du NKVD (un «agronome», selon le Parti !) qui incarne à ses yeux la droiture et la rectitude morale, est en vérité l’«exécuteur docile de la famine voulue par Staline», et le cynique meurtrier de l’arrière-grand-père de Bibigul Sartbaïeva ?

A.B: Les Russes ont cru se débarrasser à bon compte du souvenir des atrocités commises au nom de la construction du nouvel homme soviétique. Mon roman est basé sur l’idée de la transmission d’une malédiction proférée par un chef religieux kazakh contre Vladimir, devenu un assassin un peu malgré lui. Cette malédiction est léguée ensuite, par la magie sournoise de la fiction, à sa petite-fille Irina. Le livre expose comment la soprano, en rencontrant Bibigul, la descendante du chef kazakh, va devoir se colleter avec le passé de son grand-père bien-aimé ou, plus généralement, des crimes de son peuple contre un autre peuple.

E.W: Quand Irina énonce : «Bibigul m’a maudite dans la lettre qu’elle a laissée avant de se tuer. Alors, j’ai décidé de punir mon grand-père en me punissant. Vladimir avait voulu que je sois cantatrice, j’ai résolu que je ne le serais plus. Je ne voulais plus chanter au prix du malheur de cette jeune femme et de sa famille. Je me suis rendue sur la tombe de Vladimir avec une bouteille de vodka», a-t-elle réalisé par ce geste politique une réparation symbolique de la famine (l’Asharshylyk  en langue kazakhe) infligée par Staline au peuple du Kazakhstan ?

A.B: Un crime de la dimension de l’Asharshylyk ne peut être réparé. De même, par exemple, que les crimes de l’ampleur de ceux perpétrés, par exemple, contre les Hereros et les Namas, puis contre les Arméniens au début du siècle dernier, contre les juifs et les Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale, contre les Cambodgiens et les Tutsis à la fin du siècle dernier ou, actuellement, sous les yeux du monde entier, contre les Palestiniens à Ghaza. Si l’on se représente notre espèce tout entière, l’Homo sapiens, comme un grand corps vivant, les génocides équivalent purement et simplement à trancher au moyen d’un équarrissoir dans la chair vive de notre humanité commune. Ces parties arrachées manqueront à jamais à l’aventure biologique, intellectuelle et spirituelle de notre espèce sur notre planète. On doit aux peuples victimes de ces abjections de l’histoire au moins la consolation de la reconnaissance de leur incommensurable douleur : à ce charcutage de notre chair commune, n’ajoutons pas le crachat insupportable de l’indifférence ou, pire, du négationnisme.

E.W: Walid n’a plus revu les terres russes depuis le début des années 1980. Les décennies passent, mais il ne cesse de ruminer quelque chose qu’il hésite à appeler «un échec», à savoir les quarante longues années d’amertume qui le séparent d’Irina, cette jeune soprano qui était promise à un avenir radieux au célèbre théâtre de la ville de Pierre le Grand, le Mariinsky. Plus le temps l’éloigne de son amoureuse, plus il récite avec justesse, et en langue russe, un célèbre texte d’Alexandre Pouchkine, la «fameuse lettre de Tatiana à l’aristocrate dédaigneux, Eugène Onéguine, dont elle venait de tomber éperdument amoureuse : "Je vous écris – que vous faut-il de plus ? / Que puis-je ajouter à cela ? / Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir / De me punir par votre mépris !" Serait-il juste de dire que la passion de Walid pour Irina est le reflet de votre profond intérêt pour la culture russe ?

A.B: Ne pas lire Guerre et Paix, Anna Karénine ou Le Maître et Marguerite, Pouchkine ou Akhmatova, pour ne donner que quelques exemples, c’est se priver de grands bonheurs de lecture ! Depuis plusieurs années, je m’efforce de lire régulièrement de la poésie, le matin, en prenant mon café.

La poésie étant l’Himalaya de la littérature, en lire constitue pour moi quelque chose que je tiens pour de la «musculation cérébrale», exercice qui m’aide à renouveler ma foi dans le pouvoir des mots et à commencer ainsi ma journée d’écriture. Je lis cette poésie d’ailleurs en trois langues : en français, en russe et, depuis peu, en arabe. Je regrette d’ailleurs profondément qu’on ne m’ait pas fait plus et mieux découvrir à l’école algérienne la poésie arabe contemporaine, si vivante, si talentueuse malgré le monde sclérosé qui tente souvent de la réprimer. Je me délecte actuellement de Nizar Kabbani, de Mahmoud Darwich, de Taha Mohamed Ali, de Ghassan Zaqtan… Je dois dire, à ma grande honte, que j’ai lu pour la première fois de ma vie un poème de Darwich non en arabe, mais dans la langue de Pouchkine, durant un séjour d’apprentissage du russe à Odessa alors que j’avais bien dépassé les vingt ans !

E.W: Lors d’un «entretien amical en situation d’ébriété», un officier russe apprend à Vladimir les rudiments du langage totalitaire – c’est-à-dire le fait de ne jamais faire correspondre les mots et les choses – tout en l’avertissant que sa langue ne doit jamais fourcher sur les atrocités commises au Kazakhstan par le pouvoir russe :  «Il n’y a jamais eu de famine au Kazakhstan, tonne-t-il, et encore moins de morts dus à une famine imaginaire dans cette République ! Prétendre le contraire, c’est travailler pour le compte des ennemis de notre pays ! (…) Tout, même le pire, finit nécessairement par être oublié, il suffit de ne pas en parler. En réalité, nous avons rendu service à ces arriérés de nomades, nous les avons un peu bousculés, c’est vrai, mais ils nous seront éternellement reconnaissants de les avoir sortis de leur Moyen-Âge et de leur lait de jument fermenté». A l’ombre des crimes perpétrés en Ukraine, au Soudan et dans d’innombrables régions du monde, trouvez-vous des similitudes entre les langages totalitaires d’hier et les discours du consentement à l’anéantissement des Palestiniens de Ghaza aujourd’hui ?

A.B: Un massacre réussi, c’est celui dont on ne parle plus, ou presque pas ! Qui est capable, en France par exemple, de dire pourquoi le 8 Mai est une journée de deuil en Algérie tandis que l’année 1947 est, de son côté, une année d’épouvante à Madagascar ? Le souvenir des génocides passe souvent, lui aussi, à la trappe : il a fallu plus de cent ans pour que l’Allemagne reconnaisse officiellement le génocide commis par elle à l’encontre des Héréros et des Namas de Namibie. Espérons qu’il ne faudra pas plus de temps avant qu’on admette, en particulier dans les moyens d’information américains et européens, que l’anéantissement actuel des Palestiniens de Ghaza au vu et au su du monde entier n’est ni plus ou moins que le premier génocide avéré de notre vingt et unième siècle ? Il est sidérant toutefois, et tellement avilissant pour notre dignité commune, de voir autant de moyens juridiques et financiers, d’esprits réputés intelligents, de spécialistes autoproclamés, de talents supposés artistiques mobilisés à longueur de journaux et de chaînes de télévision pour soutenir le contraire et justifier l’injustifiable. Le langage sert aussi sinon à tuer, du moins à contribuer à tuer, affirmait en substance Orwell. Il faut croire que ces «tueurs» de la langue s’en sont fait une spécialité à propos de Ghaza…

E.W: Concluons notre entretien par l’évocation d’un art mis en exergue dans votre fiction, la peinture. «Le Joueur de luth», l’unique tableau du peintre Michelangelo Merisi, surnommé le Caravage, que le musée de l’Ermitage expose, suscite la curiosité des visiteurs. Irina le fixe et s’arrête sur un détail, les traits d’un chiot apparaissant entre les fleurs et les poires. Cette distance qu’exprime la lenteur du regard serait-elle l’appel du large qui permet à toute œuvre d’imagination de saisir la laideur de notre temps de façon singulière, un peu à la manière de l’«Angelus Novus» du peintre Paul Klee et de l’ange de l’histoire tel qu’imaginé par le philosophe Walter Benjamin : une puissance qui «donne l’impression de s’apprêter à s’éloigner de quelque chose qu’il regarde fixement. Il a les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les ailes déployées» (Sur le concept d’Histoire, Payot & Rivages, 2013) ?

A.B: L’art reste la démonstration que l’homme peut ne pas être seulement l’assassin de son frère. L’art permet de garder une certaine forme d’optimisme quant à la destinée de l’humanité. Dans mon précédent roman, L’amour au temps des scélérats, le chant de la grande Asmahan, repris par la jeune Houda permettait aux deux amants syriens du livre de ne pas sombrer trop rapidement dans le désespoir. Dans Irina, l’opéra joue ce rôle, de même que l’extraordinaire joyau qu’est l’Ermitage. Le joueur de luth du Caravage est, dans mon livre, le symbole, magique, de la place dérisoire et vitale de l’art.


(*) Journaliste littéraire

Note: cet article figure également sur le site de Mediapart (9 novembre 2025)

https://blogs.mediapart.fr/faris-lounis/blog/091125/irina-d-anouar-benmalek-le-roman-algerien-d-un-vertige-russe