lundi 8 décembre 2025

(Ou comment j'ai su, après un rêve, que je "tenais" le roman qui allait devenir "Irina, un opéra russe"...)

 

De l’épiphanie profane en matière de construction de romans

Anouar Benmalek, décembre 2021 

(revue Apulée n°7)


 


Une des périodes les plus difficiles pour un écrivain, du moins  à l’aune de ma modeste expérience, est celle qui suit la publication d’un livre. Après avoir peiné pendant des années  à écrire celui qui vient juste de paraître, avoir attendu avec une impatience inquiète les réactions médiatiques, après avoir été inévitablement et naïvement déçu de ce que le livre n’ait en rien changé ne serait-ce que de manière très marginale ce qui vous a poussé à sacrifier  autant de cette chair  irremplaçable qu’est le temps, substance même de votre existence,  il faut déjà reprendre le collier, car déjà les affres du « manque » vous assaillent.

« Le manque », le terme employé par les alcooliques ou les accrocs aux drogues dures…

Pourquoi écrit-on, au fait ? Pourquoi ai-je écrit, par exemple, L’amour au temps des scélérats en y sacrifiant quatre années de ma vie ? Et pourquoi ai-je déjà commencé à travailler sur le suivant ? Je ne sais pas répondre honnêtement et de manière convaincante à cette question.  

Essayons de décrire le processus d’écriture par le début. Il y a d’abord l’étape du projet où vous tentez, pas convaincu pour un sou, de dresser la liste, vague et contradictoire des raisons plus ou moins péremptoires qui rendraient impérative la « fabrication » d’un nouveau roman, le vôtre, différent, lui, de tous ceux qui encombrent des milliers de kilomètres d’étagères à travers le monde, la plupart inutiles, redondants, verbeux, destinés à la poussière et à l’oubli.

Pour un être doué de rationalité, il y a toutes les raisons du monde de ne pas écrire : dans un sens, tout aurait déjà été écrit ! L’écrivain se figure, à chaque nouvelle tentative, partir à la découverte d’un continent inconnu. Quand il y accoste (s’il n’a pas fait naufrage avant, ce qui est le sort le plus fréquent), et s’il n’est pas trop vaniteux (ou sot, mais, dans ce cas d’espèce, les termes sont à peu près équivalents), il aura bien assez tôt à se rendre à l’évidence que d’autres voyageurs l’ont déjà précédé sur sa prétendue Terra nullius, y construisant  depuis longtemps et avec autrement de talent vies, œuvres et civilisations sans aucunement avoir eu besoin de lui !

Mais il faut croire qu’en tant qu’écrivain, je dois faire partie de cette sous-espèce de l’humanité têtue et rétive à tous ces arguments de bon sens, car, même répétés ad nauseam, ces derniers n’arrivent décidément pas à m’empêcher de récidiver.

Et tant pis pour la nécessaire vertu de modestie, tant pis pour les arbres et la déforestation… À propos, quelqu’un aurait-il déjà calculé le bilan carbone d’un roman « inutile » ?

Je sais qu’en ce qui me concerne,  l’écriture d’un roman se décompose grossièrement en deux phases.

La première est composée de balbutiements, de retours en arrière, d’abandons, de reprises de passages « mal foutus », durant laquelle on accumule des pages et des pages sans être assuré que le livre qu’on prémédite (à l’instar d’un crime)  mérite de venir au monde et, surtout, d’être soumis au regard impitoyable des autres. On écrit à ce moment pour une raison quasi biologique : parce qu’on a besoin d’écrire, tout comme l’ivrogne a besoin de boire ou le croyant de croire.

Pendant cette phase d’incubation du roman, la tentation de tout laisser tomber et de revenir à une vie plus « saine », débarrassée de cette stupide ambition d’écrire « le grand livre », est omniprésente. La vie, n’est-ce pas ? est si courte et tout concourt à vous rappeler combien est forte la probabilité de l’avortement ridicule de votre « superbe » projet.

Je ne passe à la seconde phase que si j’ai la chance, presque au sens mystique, de « connaître une épiphanie ». Ce mot-là, épiphanie, dérivant du grec par l’intermédiaire du latin, signifie « apparition » ou « manifestation » selon les dictionnaires. Il appartenait déjà au registre religieux de l’antiquité romaine avant de prendre le sens de « l’apparition du Christ dans le monde » pour les chrétiens et, de manière plus profane : « manifestation soudaine de ce qui était caché. »

Je m’explique, en prenant l’exemple de l’Amour au temps des scélérats (E. Collas). Il me suffit de feuilleter mes notes d’avant-roman pour retranscrire l’espèce de cahier de charge que je m’étais fixé alors.

En voici certaines, un peu dans le désordre, remises perpétuellement à jour tout le long de l’écriture du roman, présentées sous la forme de réponses à une question pompeuse que je me suis posée à moi-même dès le début et pendant de longs mois : « Pourquoi donc tiens-tu tellement à écrire ce roman dont l’essentiel se passerait en Syrie, dans un contexte qui ne peut être a priori qu’effroyable, après avoir traité de tant d’évènements terribles écrasant ceux que tu appelles les « gens ordinaires », de la Shoah au génocide des Hereros, de la guerre d’Algérie à l’expulsion des morisques d’Espagne, de l’anéantissement des Aborigènes de Tasmanie à la barbarie des GIA algériens ?»

Les réponses qui suivent  ne diffèrent de celles que j’avais gribouillées à l’époque sur un grand cahier que par un peu d’apprêt syntaxique et l’introduction de noms de personnages que je n’avais pas encore choisis (et pour cause !) :

1)                     « Parce que je voudrais écrire une version mésopotamienne, à la fois antique et contemporaine, de  Tristan et Yseult, Qaïs et Leïla, Roméo et Juliette ;

2)                     Parce que je voudrais écrire une histoire d’amour absolue, intemporelle,  entre un être, Tammouz,  qui jouirait de la malédiction de la vie éternelle et une femme de l’époque de Sumer, condamnée, elle,  à la tragédie de la finitude humaine ;

3)                     Parce je voudrais raconter la recherche désespérée de la trace de cet amour à travers les siècles par cet être-djinn étrange Tammouz  aimé des chats, qui n’est pas le diable, qui lui ressemble néanmoins, au moins par la punition invraisemblable que lui a infligée son « Patron » (Dieu, en l’occurrence »)  de coexister  avec les humains et d’y découvrir, à chaque fois renouvelés, les ravages de la  réitération du sacrifice d’Abraham ;

4)                     Parce que je voudrais écrire sur la fascination morbide qu’éprouvent les croyants des religions monothéistes envers le personnage d’Abraham  poussant la soumission  jusqu’à accepter l’impensable : assassiner le fils tant aimé ;

5)                     Parce que je voudrais écrire  sur la justification par Abraham de son effarante attitude  et sur celle qu’en tirent  les  fanatiques de toute époque à propos de leurs propres crimes, en particulier ceux de Daech et leurs semblables ;

6)                     Parce que je voudrais écrire sur la recherche de rédemption d’un pilote de drone, indien lakota pourtant, fonctionnaire maigrement payé de la mise à mort quotidienne à partir d’un fauteuil ;

7)                     Parce que je voudrais écrire sur la douleur des adeptes d’une vieille religion minoritaire, les Yézidis, cruellement exterminés au milieu du silence du monde, arabe en particulier — d’une Yézidie en particulier, Zayélé, dont les deux enfants sont enlevés par Daech ;

8)                     Parce que,  d’un côté, tel Houda l’apprentie diva, je n’ai pas oublié la férocité du régime d’Assad et que, de l’autre, tel Tammouz l’amoureux trahi de Dieu,  il m’est impossible de pardonner  aux anciens et aux nouveaux Abraham leur si insupportable docilité. »

 

Quelle a été l’épiphanie responsable de ce roman, c’est-à-dire le passage à ce que j’appelle, faute de mieux, la seconde phase ? Je crois pouvoir dater ce moment de manière assez précise : j’écoutais sans attention précise une chanson de la grande cantatrice Asmahan, figure romanesque s’il en est, belle, libre, extraordinairement talentueuse et morte tragiquement à trente-deux ans. Mon humeur était mélancolique, car mon travail n’avançait pas assez, je sentais bien qu’il manquait à mon livre ce quelque chose de sacré, de miraculeux, qui transcende l’existence banale soumise à la dure loi de l’entropie,  cet invraisemblable qui fait la grandeur des romans universels par excellence tels, par exemple, la Bible ou les Upanishad.

Et puis, brusquement, j’ai eu comme une illumination — une épiphanie, vous dis-je : dans le contexte avilissant de mon roman, la Syrie contemporaine, ce dernier devrait  montrer la puissance de l’art (du chant ici) dans la volonté de survie de l’apprentie artiste que j’avais créée. Et c’est ce fameux Tammouz, diable peut-être,  qui allait lui donner (au sens de don) une voix infiniment plus belle que celle d’Asmahan, d’Oum Kelthoum et de Faïrouz, une voix qui pourrait même « lutter » contre la barbarie des assassins  ! De cette manière invraisemblable (mais crédible !), la vie de Houda — et sa mort — pouvait être justifiée, car, au fond, seuls l’amour et l’art légitiment, au moins provisoirement, l’ existence insignifiante que  nous menons sur notre petite planète au sein d’un univers abominablement  immense et sourd.

Dès le lendemain, j’ai su que je « tenais » mon roman, qu’il venait d’être doté d’une « âme », et que le reste, la deuxième phase,  n’était plus qu’une question de travail acharné, de discipline et de foi monastique dans la religion du roman !

C’est ce qui vient de m’arriver avec mon nouveau livre. Je remue depuis plusieurs mois des bouts de textes mêlant la Russie, l’Algérie, la répression dans l’un et dans l’autre des deux pays. J’ai vécu plusieurs années dans l’ex-URSS pour préparer une thèse de mathématiques, j’aime infiniment la littérature russe, sa poésie, j’ai toujours été abasourdi par le caractère excessif de tout ce qui concerne l’histoire de ce pays, la monstruosité de ses malheurs, l’incroyable cruauté du système pénitencier communiste et des assassinats collectifs du régime stalinien confinant au génocide au Kazakhstan et en Ukraine, le sacrifice inimaginable de la population soviétique durant  la Seconde Guerre mondiale…

Mais l’épiphanie (décidément, j’aime de plus en plus, ce mot !) qui m’a permis de ressentir (de manière violente, à vrai dire) que mon nouveau roman allait « exister » par lui-même  a été, cette fois-ci,  une expérience extrêmement désagréable, dont le simple ressouvenir me met encore profondément mal à l’aise.

Voilà comment ce cauchemar s’est inscrit de lui-même, presque à mon insu, dans mon nouveau travail. J’ai écrit le premier jet de ce passage la nuit même du rêve, car je n’osais plus me rendormir. Peut-être m’a-t-il révélé, au passage, que le roman « vrai » que je tente d’écrire sur la Russie ne saurait s’apparenter qu’à l’ascension de l’Himalaya par un alpiniste  naïf auquel feraient défaut et l’expérience de l’alpinisme et la connaissance des innombrables dangers de pareille entreprise.

 

 

… Irina et lui se trouvent en vacances quelque part dans un pays de soleil, en Crimée peut-être, il n’en est pas assuré mais elle parlait souvent avec envie du climat enchanteur de la Crimée. Leur première nuit à l’hôtel a été merveilleuse. Le matin, il fait tellement chaud qu’Irina a préféré rester paresser dans la chambre, lui optant pour une promenade dans ce qui ressemble à un marché. À cet instant du songe, peu d’êtres humains pourraient se vanter d’être plus heureux que l’homme en proie au songe dans son lit algérois. Puis se produit un échange assez vif avec un marchand à propos d’une broutille, le vendeur se calmant aussitôt après l’intervention d’un policier  en uniforme russe, mais arborant une casquette et des épaulettes algériennes. L’absence de définition du lieu alarme le dormeur, la masse gélatineuse de son cerveau conservant le souvenir apeuré des précédents cauchemars. Même si le double uniforme du milicien prête à rire, l’inquiétude gagne le prisonnier du rêve. Il prend le parti de rejoindre au plus vite son amie. Mais les pas du cauchemar le dirigent contre son gré vers un autre immeuble, un grand hôtel de luxe. Une femme de ménage  y procède sans ménagements au lavage de l’entrée à grandes eaux savonneuses. Il est tout trempé quand il pénètre dans la cabine de l’ascenseur – avec un autre touriste, visiblement tout aussi préoccupé que lui.   Au dernier étage, tous deux se retrouvent dans un hall où des hommes font sortir avec brutalité des clients d’une chambre ; l’un de ces clients, un  vieil Asiatique transporté par les pieds et les épaules, se révèle un cadavre. Affolé, le rêveur ne pense plus qu’à son amoureuse sans défense dans l’autre établissement. Les cris dans le hall redoublent, se transforment en braillements de terreur, comme si le massacre de tous ceux qui se trouvent à l’étage a débuté. Pris d’une ignoble panique, il se réfugie dans un cabinet de toilette ; les bruits se rapprochent, il soulève alors une sorte de trappe et, se glissant par l’ouverture miraculeuse, se retrouve dans une autre cabine d’ascenseur, celle-là aux parois transparentes. Il a à peine le temps de se sentir à l’abri qu’il aperçoit un individu à grandes moustaches qui le fixe d’un air furieux depuis un escalier. Le tueur — car c’en est, il en est certain à présent — se met à descendre à grandes enjambées pour le rattraper, beuglant à un acolyte : « Occupe-toi de sa pute ! »

Le dormeur — mais il a déjà les yeux ouverts à mi-parcours de son hurlement — se met à son tour à glapir : « Irina, sauve-toi ! Irina…»

 « Le Lucifer des cauchemars » : ainsi le désigna-t-il au petit matin, moulu de fatigue  d’avoir lutté avec force cafés contre le sommeil et son hôtel de sinistres tueurs. Ce rêve-là, il ne prit pas la peine d’en garder une trace écrite — il jeta d’ailleurs le carnet des rêves précédents. C’était inutile tellement était tenace la peur nauséeuse qu’il lui causa : d’abord, essaya-t-il d’argumenter, ce n’était qu’un vulgaire salmigondis de réactions électrochimiques entre neurones fatigués et  il n’y avait pas lieu d’en faire tout un plat. Une partie de sa raison lui soufflait pourtant que ce n’était pas une simple bulle malodorante s’élevant du marécage d’un endormissement contrarié par un dérangement intestinal ; peut-être même, osa-t-elle suggérer, qu’une répétition du même cauchemar où ce dernier parviendrait à son terme  concourrait, va savoir ! à le faire accéder à la réalité, lui permettant du coup d’attenter pour de vrai cette fois-ci à sa vie et à celle de sa chère et maudite Irina.

Oui, c’était plus que ridicule, ce soupçon superstitieux qu’un cauchemar pût recéler autre chose qu’une hallucination onirique, peut-être même s’avérer l’équivalent d’une prémonition en attente de réalisation — mais il lui fallut néanmoins plusieurs mois pour s’en délivrer. En s’accommodant, en particulier, d’une explication psychanalytique cousue de fil blanc : « Ton âme veut se libérer définitivement de la passion maladive que tu éprouves pour Irina, alors ton subconscient a trouvé un expédient radical pour en finir avec elle : tuer l’objet de cet amour …»

dimanche 7 décembre 2025

Censure : Travaux pratiques par Anouar Benmalek ( Avril 1988)

 

                                             Censure : Travaux pratiques

Colloque sur « l’écrivain face à l’expression »

                                                                  Avril 1988


                Je voudrais, avant de commencer, remercier la Ligue algérienne des droits de l’homme de me permettre de m’exprimer. Je désirerais, cependant, regretter publiquement que ne soient pas présentes à cette tribune d’autres personnes, peut être mieux placées que moi pour parler de la censure et des atteintes à la liberté d’expression. Je pense en particulier à maître Ali Yahya qui, malgré toutes les mesures répressives prises à son encontre, n’a jamais cessé d’être au premier rang de la lutte pour les droits de l’homme, je pense au grand Kateb et à ses multiples déboires dans sa pratique théâtrale, je pense au chanteur Ferhat, à Matoub Lounes et à tant d’autres qui refusent de penser qu’un « peuple trop fier n’est pas un bon peuple » ou qu’un habitant du monde arabe est fait seulement pour avoir peur.



Comment un écrivain peut-il parler sereinement de son ennemi suprême : la censure ? Comment l’écrivain, ou l’artiste, dont Fellini disait récemment que sa seule fonction est d’élever une voix différente dans un concert de voix homologuées, chantant toutes le même hymne, récitant le même sermon, comment ce même écrivain pourrait-il analyser avec les yeux de l’objectivité scientifique ce monstre froid, la censure, qui ne rêve que de standardisation, d’autorisation et d’interdiction ?

Voilà l’exercice difficile auquel je me suis astreint…et auquel, malheureusement, je n’ai pu donner qu’une réponse très insatisfaisante. D’une part, parce que les mots m’ont manqué devant l’impudence et la tranquille assurance de ceux pour qui les mots sont justement là pour être réquisitionnés, assagis, disciplinés.

D’autre part, parce que c’était une tâche bien présomptueuse, en si peu de temps, de parler de la vie et de la mort, de la vie qui est désordre, joie, création, angoisse, doute, de la mort qui est l’ordre, le prévu, le calme, la censure extrême…

Je ne ferai donc pas une analyse générale. Je me contenterai de rapporter mon expérience personnelle dans ce domaine, jugeant, peut-être à tort, que cela pourrait fournir matière à généralisation.

J’ai eu la chance de voir déjà publiés quatre de mes livres. Mais, chez nous, publication ne veut pas dire forcément vente en librairie.

Mon premier livre, un recueil de poèmes, « Cortèges d’impatiences », publié à l’étranger, avait été refusé à l’achat par le service des importations de l’ENAL, l’Entreprise nationale du livre en Algérie, dans des conditions qu’a posteriori, il m’est difficile de ne pas considérer comme ironiques.

J’avais, en effet, proposé ce recueil, accompagné de diverses coupures de journaux. La presse nationale avait eu l’indulgence de trouver un certain nombre de qualité à ce petit opuscule et ne s’était pas privé de le dire.

Coupable faiblesse de sa part, semble-t-il, puisque, quelques semaines plus tard, un des responsables du service d’importation m’apprenait que « Cortèges d’Impatiences » ne pouvait figurer sur la liste des achats étrangers de l’ENAL. Il m’expliquait alors que : « malgré l’opinion favorable de notre comité de lecture, nous avons le regret de vous informer que nous avons été obligés de signaler qu’un de vos poèmes critiquait durement un pays du Golfe. Et sur cette base, la tutelle a apposé son veto. Vous comprenez, ajoutait le fonctionnaire,  un peu gêné, que si nous ne l’avions pas signalé… »

Cela se passait en 1984. Le fonctionnaire avait raison : dans un poème intitulé : « Bacchanale du Prince Fahd », j’avais commis la faute de m’indigner de ce que des hommes eussent pu être décapités sur la place publique, après avoir eu les pieds et les mains coupés. Évidemment, ce faisant, j’avais porté atteinte à la souveraineté nationale d’un peuple frère.

J’ai qualifié ces conditions d’ironiques car, comme pour se rattraper, ce monsieur, charmant par ailleurs, me proposait de soumettre mes autres manuscrits à l’ENAL. « Au moins, vous n’auriez plus à passer par cette commission d’achat. Vous seriez sur place… »  

Aussitôt dit, aussitôt fait. Trois livres furent donc édités par l’ENAL.   Passons sur les difficultés qu’il y a d’être écrivain chez l’ENAL, sur les délais pharaoniques d’impression, sur e manque absolu de promotion du livre.

Passons également sur la présentation déplorable des ouvrages, des coquilles. « Rakesh, Vishnou et les Autres », publié en février 86 est un modèle du genre. Une nouvelle y est même privée de sa fin. Commentaire d’un employé du service de la fabrication : « Oh, ce n’est pas très grave, vos lecteurs ne s’en apercevront pas puisque la nouvelle se termine malgré tout par un point ! » .

Fermons pudiquement les yeux sur le non paiement, parfois, des droits d’auteur. Comme tout écrivain algérien publié par l’ENAL, je me suis rapidement résigné, jugeant que tout cela était secondaire devant l’essentiel : que les livres paraissent et soient lus…

Optimisme, quand tu nous tiens !

Mon dernier livre, un roman, « Ludmilla ou le violon à la mort lente », a été publié en août 86 (et bien vendu, si l’on considère la rapidité d’écoulement de certains stocks…) puis brusquement retiré de toutes les librairies d’Algérie sur simple instruction de l’ENAL. Consultés, le Directeur Général et le Directeur du département édition m’ont donné comme seule justification que l’instruction venait d’une structure hiérarchiquement supérieure à eux (Que les Algériens sont forts en euphémismes! ). Le livre aurait fortement déplu à certains et aux « amis » de certains… Parlons en clair : l’ambassade d’Union Soviétique se serait plainte à qui de droit et qui de droit, ne voulant pas d’histoire, s’est incliné.

J’ai fait remarquer que si l’on examinait et le contrat et les textes de loi régissant l’édition dans notre pays, seule une décision des tribunaux, motivée par des articles du code pénal, pouvait prétendre « bannir » un ouvrage publié par une maison d’édition gouvernementale. Rien n’y fit puisqu’à une seconde demande d’explications, on me fit savoir, par le biais de la secrétaire de service, que, non, « on » ne pouvait m’accorder une audience, que, non, « on » ne pouvait me fixer une date de rendez-vous, aussi éloignée fût-elle, que, non, je ne recevrais aucune décision officielle d’interdiction, que, non,…

Et voilà que, par la vertu du mépris administratif, je passais du rang d’écrivain à celui de quémandeur rabroué !

Dans cette affaire, il n’est pas de mon propos d’accabler l’ENAL. Dans cet acte de censure, les responsables de l’ENAL n’ont été que les exécuteurs, zélés certes, mais exécuteurs seulement d’une décision prise plus haut. Quant à savoir qui a ordonné réellement la saisie du livre, cela est beaucoup plus compliqué car tout se passe oralement ou par téléphone. Les écrits seraient trop susceptibles évidemment, d’être brandis devant un tribunal par le censuré.

En vous exposant ces deux expériences personnelles de censure, je n’ai pas désiré seulement illustrer le titre de mon intervention : « censure : travaux pratiques ».

C’est parce que je suis persuadé que beaucoup de confrères, plus connus que moi, ont vécu de semblables déboires que je me suis permis de parler de moi, de ce moi dont on dit, souvent à raison, qu’il est si haïssable de le faire passer avant les autres.

C’est parce que, comme tant de mes concitoyens, je suis non seulement contre la censure, mais aussi contre son compagnon inséparable : le mensonge. C’est parce que je crois profondément à ce proverbe des anciens Arabes : « un quartier de charogne de chien sent meilleur que le mensonge d’un homme ».

Laissez moi vous faire part de mon utopie. Le pasteur Martin Luther King, dont on a commémoré il y a quelques jours l’assassinat, le Dr King avait dit dans un célèbre discours : I have a dream, j’ai un rêve. Il disait que, dans son rêve, les États Unis d’Amérique devenaient un peuple fraternel, de justice, de paix, d’égalité entre les races. Bien sûr, ce n’était qu’un rêve.

Mais, moi aussi, pour mon pays, j’ai un rêve. I have a dream.

Je rêve que mon pays devienne un pays où il ne soit plus dangereux d’être un citoyen libre, responsable, doué de raison, de jugement, de discernement et donc, finalement, de choix.

Je rêve que, dans mon pays, cela ne soit plus un malheur ou un délit de penser, d’écrire ou d’agir autrement que selon la ligne officielle.

Je rêve que dans mon pays, les gens puissent s’organiser comme ils l’entendent, à la seule condition qu’ils respectent les lois d’une République juste et démocratique, qu’ils puissent fonder les associations et les partis qu’ils désirent parce que nous sommes à la fin du 20ième siècle, siècle malgré tout du progrès, et parce que la notion de parti unique est une notion extrêmement réductrice et ne peut englober toutes les contradictions et les opinions diverses qui traversent et agitent une communauté aussi importante qu’un peuple.

Je rêve de ce pays tolérant où l’homme et la femme libres pourront s’exprimer sans que les services de sécurité ne viennent les cueillir, la nuit tombée ou au petit matin.

Je rêve d’un pays où je pourrais lire, voir et écouter avec respect des livres, des journaux, la télévision, la radio sans être obligé, comme c’est le cas aujourd’hui, d’essayer de lire entre les lignes de la propagande la plus éhontée ou de me rabattre sur les médias étrangers pour être au courant de ce qui se passe chez nous.

Je rêve, enfin, d’un pays qui prendrait sa vraie place au sein d’un monde arabe rénové, de ce monde arabe enfin débarrassé de la sujétion et de l’asservissement que la plupart des pouvoirs en place exercent sur ceux qu’ils sont censés mener vers un avenir meilleur.

Bien sûr, ce n’est qu’un rêve, mais les hommes sont ainsi faits que leurs rêves, et parfois leurs cauchemars, sont destinés à se réaliser.

Œuvrons donc, ensemble, dans ce sens, pour réaliser ce rêve, parce que nous le devons à nos innombrables martyrs qui, pendant la guerre de libération, sous la torture la plus sauvage, n’ont pas parlé, afin que nous, maintenant, l’indépendance recouvrée, nous puissions parler.

                   Merci de m’avoir écouté jusqu’au bout.

                    ( Avril 1988)



 

De la Shoah, des Hereros et du « Monde arabe », Anouar Benmalek (2016)

 

De la Shoah, des Hereros et du « Monde arabe »

Anouar Benmalek

(Revue Apulée, 2016)

 

Cet article est dédié à un prisonnier d’opinion algérien, Slimane Bouhafs,  condamné ce mois-ci à trois ans de prison ferme par la justice algérienne pour le simple fait d’avoir usé pacifiquement de sa liberté d’expression, de conversion et de conviction religieuses, tous droits pourtant explicitement garantis par la Constitution de son pays.

 

 


Dans les lignes qui suivent, je voudrais expliquer à un lecteur éventuel l’enchaînement des événements qui m’ont conduit à l’écriture d’un roman, Fils du Shéol. Publié simultanément en France (Calmann-Lévy) et en Algérie (Casbah Editions), ce livre occupe, à son corps défendant, deux positions assez singulières :  être à la fois le premier roman consacré au génocide des Juifs d’Europe écrit par un écrivain dit « arabe » (algérien, plus précisément) et le premier, également,   à lier la Shoah, cet événement cataclysmique qui a brisé le vingtième siècle en deux, à un autre génocide, absolument méconnu celui-ci, inaugural pourtant de ce siècle de sang et de meurtres de masse, perpétré par le même (peu ou prou) État allemand à l’encontre de deux peuples africains, les Héréros et les Namas dans un pays connu plus tard sous le nom de Namibie.

Mais le quotidien d’un écrivain issu de cette région de notre planète qualifiée trop rapidement de « Monde arabe » ne se réduit pas, comme on peut le deviner,  à des préoccupations éthérées d’ordre strictement littéraire. Expliquer la genèse de Fils du Shéol  implique nécessairement d’aborder l’environnement « métalittéraire » de l’auteur de l’ouvrage.  Permettez-moi donc, avant d’attaquer mon propos principal, de montrer en quelques séquences fortes, à la manière d’un trailer de cinéma, comment peuvent s’entremêler, parfois de manière vitale, l’actualité (la « grande » : celle, terrible, obscène, des journaux et des télévisions) et le quotidien (banalement ordinaire) d’un écrivain se vouant et s’échinant à son art, à l’instar de milliers d’autres de ses confrères et consœurs de part le monde.

Première séquence : je reviens, au printemps 2016, d’Alger où l’Institut Français, dépendant du ministère des affaires étrangères français a eu l’amabilité d’organiser un hommage à ma personne (c’était le nom officiel de cette cérémonie) en partenariat avec un important journal algérien et le Syndicat national des éditeurs et du livre. Quand j’ai lu pour la première fois l’intitulé de la rencontre, "Hommage à Anouar Benmalek", j’ai éprouvé bien entendu un plaisir prévisible, traversé cependant par un instant de flottement dû à la sensation désagréable d’être un petit peu mort, les hommages s’accompagnant souvent de l’exigence collatérale d’être posthumes… J’ai apprécié d’autant plus ce geste d’amitié dans le contexte local que l’important journal était arabophone, confirmant ainsi et de belle manière qu’on peut être un écrivain algérien de langue française tout en demeurant attaché au pays de ses parents et à sa culture ancestrale.

Où est donc le problème ? me demanderait-on ?

Il m’a suffi de lire sur l’affiche de la cérémonie (et de relire, et jusqu’à présent toujours avec une identique sidération) le nom du journal qui a insisté pour participer à cet hommage.

Deuxième séquence : Voilà la une de ce même journal en septembre 2006, deux semaines après la publication chez Fayard de mon roman Ô Maria, donc bien avant sa parution annoncée en Algérie :   « Un écrivain algérien offense le prophète et insulte l’Islam et les Musulmans ».

Être à la une du journal à plus fort tirage de son pays est un rêve pour tout écrivain doué d’un ego normalement dimensionné, mais, dans ce cas précis, cela s’apparentait plutôt à un cauchemar car le journal précisait en termes ouvertement menaçants :

« On a l’habitude, en présentant des œuvres littéraires d’en citer quelques extraits ou témoignages, mais dans le cas du roman de l’écrivain algérien émigré Anouar  Benmalek,  paru récemment sous le titre de O Maria, nous n’osons pas le faire de peur de soulever une vague  de colère, sans précédent, autour de nous… Anouar  Benmalek a choisi comme à son accoutumée …  de suivre les traces  de  Salman Rushdie, l’Hindou, utilisant ainsi la ruse du mépris et remuant le  couteau empoisonné dans la sensibilité religieuse, à fleur de peau, de sa  communauté et de sa chair… Pour cela, il doit assumer la responsabilité de son choix jusqu’au bout, et ne pas  attendre de ses critiques et de ses lecteurs en Algérie et dans le monde  arabo-musulman  d’être neutres à l’égard de son texte… »

Troisième séquence : le soir même de ce jour de septembre 2006, deux chaînes satellitaires moyen-orientales Al Jazeera et Al Arabia reprennent le brûlot du journal. Sur le site de la chaîne Al Arabia, plus d’un demi-millier de messages ultraviolents se déverseront en moins de deux jours : « Je demande le versement du sang de ce scélérat ! », « L’Algérie doit le traduire en justice pour trahison suprême », « Si j’avais le pouvoir, je le brûlerais ! » et tutti quanti…

Quatrième séquence : toujours en septembre 2006, trois jours après la diffusion de l’article du journal arabophone, un  appel au meurtre est lancé par un groupe terroriste se réclamant d’Al Qaeda et d’un de ses chefs, l’irakien Zarkaoui (appel toujours présent sur Internet !) : « Voilà un nouveau haineux qui se nomme Anouar Benmalek qui attend que sa tête soit cueillie… Comme a dit le cheikh Abou Mossab Zarkaoui, aujourd’hui, nous n’avons nul besoin de livres ou d’écrits… Il n’y a de véritable parole qui tienne que celles des épées. Toi qui aspires au paradis… lève-toi et coupe la tête de ce chien ainsi que la tête de quiconque portera atteinte à Allah et son prophète ou offensera sa religion et son livre !» (Texte traduit par les soins de la police française…)

Cinquième séquence : en octobre 2015 (Internet a de la mémoire !), article furieux de l’influent journal cairote El Yom Sabaa à la sortie de Fils du Shéol : « A.B revient provoquer la controverse  après son attaque contre la religion musulmane et reconnaît l’holocauste dans son nouveau roman Fils du Shéol… On se rappelle son attaque contre l’Islam, sans précédent dans la littérature contemporaine ! »

Exit donc le trailer de « mise en bouche ». Dans la description du cheminement personnel ayant abouti à Fils du Shéol, des mots reviendront à plusieurs reprises : arabe, écrivain, censure, terrorisme, Shoah, génocide, Namibie, Hereros…

Commençons par le mot « arabe », si chargé politiquement à présent qu’il équivaut presque à une insulte dans la bouche de certains. Décrivons, par quelques exemples personnels, ce que peut signifier parfois le fait d’être ce qu’on appelle un « écrivain arabe » ou, plus exactement, un écrivain issu d’un monde en réalité protéiforme, mais qu’une certaine pensée simpliste caricature violemment en le réduisant à une seule « ethnie », à une seule « langue », à une seule « religion ». Or quoi de plus profondément divers que cette région de la planète qui va de l’océan Atlantique à l’océan Indien et autres mers et golfes chauds (dans tous les sens du terme : climatique et politique) ? Prenez les religions, par exemple, qui sont parfois si exclusives qu’elles servent de définition à des « ethnies ». Vous avez certes l’islam, religion de la majeure partie des habitants de ce monde, mais déjà lui-même divisé en versions chiites (avec deux sous-catégories : septicémain et duodécimain) et sunnites (avec ses quatre grandes interprétations juridiques). Le mot « divisé » est ici un euphémisme, tant les différences culturelles et cultuelles sont importantes entre ces deux visions de l’islam et se traduisent, dans les moments de tension politique, par des confrontations militaires meurtrières.

Mais les religions, dans le monde prétendument unifié rigidement par l’islam, ne se limitent pas, loin de là, à cet islam. Tout le monde a en tête, bien sûr, les Coptes d’Égypte ou les Juifs de Tunisie, du Maroc et d’autres pays de la région. Avec un peu d’effort, on peut se souvenir des Druzes qui croient en la réincarnation et dont la religion, complexe, inclut même des éléments pythagoriciens. Mais qui sait qu’en Irak, particulièrement le long des cours inférieurs du Tigre et de l’Euphrate et près du Chatt-el-Arab, se trouvent encore des croyants d’une des plus anciennes et mystérieuses religions du monde, celle des Mandéens qui croient à un ciel appelé Monde de Lumière, professent l’existence d’un esprit du mal, féminin, appelé Ruha et assurent que les bébés morts avant d’être baptisés dans l’eau seront portés pour l’éternité par des arbres portant des fruits ressemblant aux seins de leurs mères ? Qui avait entendu parler des Yézidis du mont Sinjar avant les massacres génocidaires commis contre eux par les bourreaux de Daech ? Pour eux, un Dieu unique a créé le monde, mais n’en est pas le conservateur, cette tâche ayant été déléguée aux sept anges dont le plus important, Malek Taous, l’ange-Paon, est à la fois une émanation et un serviteur du Tout-Puissant.

Un dernier exemple est celui, à peine croyable, des Samaritains— oui, ceux de la Bible ! Ils appartiennent à l’une des populations les plus petites du monde (environ 700 individus, partagés à parts égales entre la Cisjordanie et Israël) mais dotée d’une des plus anciennes histoires écrites attestées : bien que leur religion soit fondée sur le Pentateuque, ils ne se donnent pas le nom de Juifs, mais celui d’Hébreux, vénèrent le Mont Gerizim à la place du Mont Sinaï et considèrent le Temple Juif de Jérusalem comme une innovation impie du roi David !

Remarquons que je me contente de ne parler que du monde dit arabo-musulman. Je ne citerai pas, pour aller plus vite, les religions autres que musulmanes de l’Iran puisque celui-ci n’est pas arabe (contrairement à ce que beaucoup croient). Il faudrait alors citer, entre autres cultes, les Zoroastriens dont il reste moins d’une centaine de familles en Iran, sur un total de cent milles croyants de par le monde…

La même diversité, peut-être plus importante encore, existe pour les langues. Allez dire à un Kurde de Syrie, un Berbère d’Algérie ou du Maroc, un Arménien d’Irak, un Turcophone de Syrie, que leur langue nationale est l’arabe ! Pire, même en ce qui concerne l’arabe, il faut distinguer l’arabe dit classique (celui, disons, des journaux) et ses versions dialectales qui sont si différentes parfois que deux locuteurs situés chacun aux extrémités de ce monde arabe auront beaucoup de mal à se comprendre s’ils ne s’expriment que dans les versions dialectales propres à leurs pays.

L’unicité tant vantée des croyances et de la langue de ce monde arabo-musulman n’est donc qu’un mythe ou plutôt un fantasme bien utile pour les pouvoirs de toutes obédiences qui voudraient imposer un même moule de pensée politico-religieux à des centaines de millions de personnes ! Mais cette situation de diversité de facto n’est-elle pas, en réalité, une situation tout à fait normale et prévisible si l’on considère l’immensité de la région dont nous discutons ? Imaginerait-on, en effet, une langue unique utilisée par tous les Européens, fussent-ils Espagnols, Suédois ou Allemands ?

Mais il y un domaine où, malgré tout, cette unicité existe : c’est celle de la façon dont les différents régimes politiques traitent leurs populations respectives. Tous les types de régimes existent dans cette partie du monde : monarchies, républiques, émirats, mélanges audacieux et incestueux des systèmes précédents, tels que les républiques monarchiques de facto. Ajoutons, pour l’exotisme, le cas algérien où le devant officiel de la scène politique est occupé par un président le plus souvent en salle de soins intensifs, tandis qu’un cabinet noir exerce la réalité du pouvoir… Cette diversité de façade des pouvoirs n’empêche pas que tous ces pays (tous !) agissent semblablement avec leurs peuples : mépris, répression, censure des médias, intolérance extrême, militarisation de la société, répression policière, prédation des biens publics, corruption à tous les niveaux, élections truquées (quand il y en a), etc.

Reconnaissons cependant que certains pays arabes réussissent mieux que d’autres dans l’art de faire oublier leurs turpitudes : l’Arabie saoudite (un Daech qui a réussi) et le Qatar (un État coffre-fort corrupteur et fournisseur de moyens financiers aux groupes islamistes radicaux) ont plus d’alliés occidentaux que la Syrie du dictateur Bachar El Assad, fils de son père, le maître dictateur de fer et de sang, Hafed El Assad…

Comment donc se débrouille un simple citoyen, s’il prétend quand même faire œuvre d’écrivain dans ces conditions ? Eh bien, il aura d’abord à faire connaissance avec cette institution consubstantielle de toutes les dictatures et sociétés arabes, la censure, qu’elle soit d’ordre politique, religieuse ou sociale. La liberté de l’écrivain et de l’artiste en général y reste tributaire d’un axiome que les pouvoirs politico-religieux résument ainsi : « Je ne suis disposé à t’accorder la liberté d’expression que si tu prends l’engagement, sous peine des conséquences les plus redoutables, d’être toujours d’accord avec moi ! »

Mon premier exemple est presque amusant quand j’y repense. Je revenais de Kiev (Ukraine) où j’avais soutenu une thèse de doctorat en mathématiques et j’avais réussi rapidement à publier en Algérie un premier roman, Ludmila, chez une maison d’édition gouvernementale, roman qui racontait les tribulations d’un étudiant étranger portant un regard critique sur la société soviétique. L’URSS existait encore et était dirigée par un certain Gorbatchev. Quelques jours après sa parution en Algérie, le livre était retiré de toutes les librairies du pays, à la suite de fortes pressions de l’ambassade d’URSS à Alger. Le propre directeur de la maison d’édition gouvernementale qui m’avait publié s’est cru obligé d’écrire ensuite dans la presse algérienne un article de repentance (à la chinoise) m’accusant d’avoir écrit un livre qui portait atteinte, selon ses propres mots, aux « intérêts diplomatiques suprêmes de l’Algérie » ! Vous imaginez : moi, simple étudiant à l’époque… N’oubliez pas que c’est sa propre maison qui l’avait édité ! Un diplomate qui était en poste à Moscou à l’époque de la publication du roman à Alger m’a expliqué récemment que le gouvernement soviétique, partant de l’idée « raisonnable » que la liberté d’édition n’existait pas en Algérie et que, par conséquent, toute publication étatique n’y pouvait exister qu’avec l’aval des autorités algériennes, en avait déduit que mon roman était en réalité le signal inquiétant d’un imminent éloignement de l’Algérie de ses alliances géostratégiques traditionnelles…

Ma deuxième grande surprise en matière de censure a été la censure « socio-islamiste ». Ce n’est pas vraiment l’adjectif qui convient, mais je le garderai faute de mieux. J’avais publié en France un roman sur les Morisques d’Espagne, ces musulmans forcés de se convertir à la religion catholique après la chute de Grenade en 1492. Comme les Marranes, la plupart des Morisques continueront de croire à leur ancienne foi dans le secret de leurs cœurs, malgré le risque d’être brûlé vifs si l’Inquisition le découvrait. Au début du 17ème siècle, la couronne d’Espagne décidera d’expulser tous les descendants de Moriques : ce sera la première déportation d’État de l’histoire moderne. Le but de mon livre était, entre autres, de rendre hommage à la tragédie de ces Morisques oubliés par l’Histoire, encore trop musulmans pour les Chrétiens d’Espagne, encore trop chrétiens pour les Musulmans d’Afrique du Nord qui, souvent, mal les accueillirent après leur déportation. Les ennuis de ce livre en Algérie commencèrent avec les employés de la maison d’édition locale qui devait publier la version algérienne d’Ô Maria : ceux-ci menacèrent de démissionner en bloc si leur maison d’édition honorait le contrat signé et maintenait la publication de mon livre. Puis certains employés encore plus zélés envoyèrent le fichier du roman à la presse en soulignant ce qui leur apparaissait comme blasphématoire…

Cette époque de ma vie qui a suivi la publication d’Ô Maria a été très difficile à vivre. Après une campagne de dénonciations haineuses de mon livre en Algérie, reprise comme une trainée de poudre partout dans le monde arabe par des journalistes n’ayant pas lu une ligne de mon livre (et pour cause, celui-ci n’ayant pas été traduit en arabe), une condamnation à mort avait été lancée à mon encontre, comme je l’ai indiqué au début, par un groupe terroriste. Sur les conseils des services de sécurité français, ma famille et moi avons dû quitter le domicile familial (Notons au passage qu’il a fallu expliquer à mon jeune fils pourquoi nous quittions la maison : des problèmes de plomberie, ce qui l’avait ravi puisque cela voulait dire ne plus aller à l’école pendant quelques jours…).

Ah, vous vous retrouvez bien seuls en pareille circonstance… comme tant d’autres intellectuels à travers le monde arabe. Mais bon, tout cela est d’une terrible et féroce banalité dans cette région du monde dominée par l’idéologie et la peur des fanatiques de tout poil : vous pouvez être condamné à mille coups de fouets pour avoir osé émettre une opinion modérée sur l’égalité des religions ; vous pouvez être décapité sur la place publique, au choix, par un État membre de l’ONU parce que vous êtes un opposant politique, ou par un groupe terroriste parce que vous dirigez un département d’antiquités romaines ; vous pouvez être fusillé parce que vous n’avez pas répondu correctement à une banale question de théologie à un barrage routier ; vous pouvez être égorgés en groupe parce que vous appartenez à une autre religion ; vous pouvez être vendue comme esclave enfant à des combattants qui prendront d’abord la précaution de prier dévotement avant de vous violer, etc.

Tout cela sans provoquer d’indignations massives, sans que des foules scandalisées ne sortent dans les rues de toutes les villes arabes pour clamer : pas en notre nom !

Alors, pour les écrivains de cette région, il ne reste plus qu’une seule issue honorable : celle de s’obstiner à écrire puisque tout leur serait dorénavant interdit. Mais signalons au passage qu’il y a aussi, pour moi et pour beaucoup d’autres personnes issues de cette région du monde qui va de l’Atlantique au Golfe persique, des raisons d’espérer importantes dans ce monde d’obscurité. N’oublions pas, et ce n’est pas contradictoire avec ce que j’ai déjà dit, n’oublions jamais ces multitudes d’individus dans ce monde arabe qui persistent, au prix de leurs vies, à résister courageusement à l’oppression tant des régimes corrompus que des milices terroristes, alors que tout devrait les inciter à l’abandon et au désespoir le plus absolu.

Nous devons lire les poètes et les romanciers libres de ce monde arabe qui risquent littéralement leurs vies pour un mot de travers. Nous ne soutenons pas assez ces écrivains, ces journalistes ou ces blogueurs condamnés au fouet et à de longues années de prison par des régimes théocratiques. Nous restons trop souvent muets face à la puissance de l’argent du Golfe, Arabie saoudite en tête, et de sa propagande intégriste.

Qu’on ne se méprenne pas sur mes propos : je parle du monde arabe avec colère parce que j’aime passionnément ce monde, celui de mon père et de ma mère et des années les plus importantes de ma vie, celles qui vous forment au plus profond de vous-même. Une tristesse infinie me prend quand je réalise l’état de destruction, de chaos et de haine du monde arabe actuel. L’Irak, diverse dans ses croyances et ses cultures, héritière de la brillante civilisation des Abbassides, a peut-être fini d’exister. Entre terrorisme abject et cruelle dictature, la grande Syrie avec ses centaines de milliers de morts est en voie de balkanisation définitive. Que dire alors du petit Yémen, écrasé par l’affrontement entre les armées d’une coalition brutalement menée par l’Arabie saoudite et des Houthis au service de l’Iran ? L’intolérance absolue introduite par les mouvements terroristes à vision messianique du type de Daech tente d’ensauvager de manière uniforme une région dont la caractéristique capitale (et souvent dissimulée) a été d’abord, comme j’ai essayé de le montrer, la pluralité culturelle, langagière, ethnique et religieuse.

Venons maintenant à ce qui fait l’objet du cœur de ce texte : Fils du Shéol. La presse occidentale et arabe a dit de cet ouvrage que c’était le premier roman « arabe » sur la Shoah, en omettant systématiquement (cela est significatif aussi d’un certain racisme inconscient) de noter que Fils du Shéol se veut aussi le premier ouvrage de fiction (et pas seulement au niveau du monde arabe) à traiter d’un autre génocide, totalement méconnu, celui des Hereros.

J’ai toujours été passionné par ce type de littérature décrivant la confrontation terrible, parfois mortelle, toujours révélatrice, qui met aux prises des personnages « ordinaires » avec la grande broyeuse de l’Histoire. Dans mes romans, j’ai débuté évidemment par ce que je connaissais le mieux, l’Algérie, sa guerre d’indépendance, le vol de la démocratie par le pouvoir militaire, suivi par la terreur islamiste et ses deux cents milles morts ; puis de fil en aiguille, le Moyen-Orient avec ses interminables et désespérants conflits, l’Andalousie et la déportation des Morisques. Je suis même allé en Tasmanie pour évoquer le génocide « réussi » des Aborigènes de cette île australienne à la fin du 19ème siècle.

Dans mes romans, je me rends compte au fond que j’ai essayé sans relâche, plus ou moins consciemment, de répondre à l’interrogation qui nous taraude tous à certains moments : « Qu’aurais-je fait si… ? Que ferais-je si… ?»

Qu’aurais-je fait, par exemple, si j’avais été torturé pendant la guerre d’Algérie par l’armée française dans les années cinquante… ou par l’armée algérienne dans les années quatre-vingts ? Qu’aurais fait si j’étais tombé entre les mains d’un groupe terroriste algérien ? Qu’aurais-je fait si j’avais été le dernier aborigène de Tasmanie à la suite des massacres perpétrés par les colons anglo-saxons, etc. ?

À chacune de ces interrogations, j’ai tenté de répondre par un roman.

La question, qui allait mener à Fils du Shéol, s’est finalement imposée à moi avec une telle force que j’ai décidé de tenter d’y répondre, dans la mesure de mes moyens, et au moins partiellement : « Qu’aurais-je fait si j’avais été un Allemand juif, pris, ainsi que toute ma famille, dans les mâchoires de l’appareil nazi, en route vers les chambres à gaz ou, pire, destiné à devenir un esclave membre des Sonderkommandos, condamné à enfourner ses propres coreligionnaires dans les fours crématoires, avant d’y être précipité à son tour ? »

J’avais déjà lu et vu un nombre important de livres et de films sur la Shoah, j’en ai encore lu et vu des dizaines au cours de l’écriture de ce livre pour finalement m’en tenir à une unique ligne de conduite : raconter le seul point de vue d’une famille « ordinaire » de Juifs berlinois, ni plus ni moins héroïques que d’autres et n’ayant pas plus d’informations sur la suite des événements que n’importe quel citoyen banal du Troisième Reich.

Des appréhensions, j’en ai eu mon lot, bien sûr, mais ce n’était pas parce que j’étais probablement le premier « Arabe » ou plutôt « Arabo-Berbère » à consacrer un ouvrage de fiction à la Shoah. Ma crainte, constante, avait été de ne pas être à la hauteur d’un sujet sur lequel règne cette malédiction d’être « indicible ». Je récuse de toutes mes forces cette qualification d’ « indicibilité », de « sacralisation » de la Shoah, au point qu’il serait presque blasphématoire de s’en emparer par les moyens de la fiction : le génocide des Juifs et des Tziganes a été commis par des êtres humains sur des êtres humains, et, de ce simple fait, il peut et doit être raconté avec les mots des humains, aussi difficile que cela puisse être.

Le seul frein qui m’avait longtemps retenu d’écrire ce roman sur la Shoah a été un problème de « légitimité ». Non pas la légitimité intrinsèque de l’écrivain : j’affirme qu’un écrivain a le droit de s’emparer de n’importe quel sujet, nous faisons tous partie de la même communauté des Homo sapiens et n’importe quel malheur touchant une partie de cette communauté nous concerne ou devrait tous nous concerner. Je parle ici plutôt d’une légitimité vis-à-vis de moi-même : qu’apporterais-je de nouveau, moi Africain, à une histoire qui s’était produite loin de mon continent d’origine, qui n’avait a priori aucune relation avec celle de l’Afrique. Le déclic a été la lecture d’une biographie d’un des dirigeants les plus importants du système nazi, Hermann Göring. Au détour d’une phrase, j’y ai appris que son père, Heinrich Göring, avait été gouverneur de la German South West Africa, autrement dit : l’Afrique du Sud-Ouest Germanique (actuellement la Namibie). Intrigué, j’ai commencé à étudier l’histoire de cette colonie allemande, dont je ne soupçonnais même pas l’existence auparavant. J’ai découvert peu à peu l’ampleur des massacres commis par les soldats du Deuxième Reich pendant leur occupation, qui culmineront en 1905 avec le génocide des Hereros, puis des Namas. 80% des Hereros y perdront la vie dans des conditions épouvantables, suivis, peu de temps après, par 50% des Namas. Ma stupéfaction initiale vient de ce que je n’avais jamais entendu évoquer précédemment ce génocide inaugural du 20ème siècle. J’ai vérifié autour de moi, j’ai posé la question à nombre d’écrivains, africains et européens : partout la même extraordinaire ignorance de ce qui n’aurait jamais dû être ignoré. On pouvait donc avoir commis le premier génocide du siècle dernier et le faire disparaître du menu de la mémoire commune !

Des recherches plus attentives m’ont alors permis de comprendre que le génocide perpétré dans la GSWA avait été, en quelque sorte, un « brouillon » artisanal de que l’Allemagne nazi mettrait en œuvre, moins de quarante ans plus tard, de manière monstrueusement industrielle, contre les Juifs et les Tsiganes : mêmes obsessions raciales, premières expériences à visées pseudo génétiques, personnages ayant fait leurs premières armes dans la colonie et qui se retrouveront en dirigeants de premier plan dans le système hitlérien, même meurtrière philosophie pénitentiaire avec des camps de concentration (oui, c’était bien leur dénomination officielle !) où les prisonniers affamés et obligés de porter des plaques de cuivre numérotées autour du cou, se voyaient exploités comme main d’œuvre servile jusqu’à leur mort par exténuation…

Et, pour finir, en miroir à la décision de mettre en branle la Solution finale contre les Juifs prise par les Nazis à la conférence de Wannsee, le Vernichungsbefehl du général von Trotha ordonnant, au nom du Kaiser Wilhelm, que « Chaque Herero trouvé à l’intérieur des frontières allemandes, armé ou non, en possession ou non de bétail, sera tué »…

À ce moment, j’ai su que je tenais là ma légitimité personnelle en tant qu’écrivain « arabe » et, plus généralement « africain » : la Shoah nous concerne aussi, nous autres Africains, et de manière presque directe, parce qu’elle a, en quelque sorte, « un peu » commencé en Namibie.

Signalons que ce n’est qu’en juillet de l’année dernière que l’Allemagne a reconnu le génocide des Hereros et des Namas.

Je voudrais terminer par quelques réflexions sur le métier de romancier. Je crois que le roman correspond, au fond, à une expérience presque scientifique : on prend un certain nombre de personnages auxquels on impose des contraintes de différentes sortes, on les plonge dans des conditions extérieures ne dépendant pas d’eux (le pays, les événements historiques, les conditions sociales et politiques, les croyances religieuses) et l’on observe comment chacune de ces créatures virtuelles, munie de son lot de déterminisme et de libre arbitre, va se débrouiller pour mener à bien sa barque. Ma description est évidemment caricaturale, mais l’important est que le romancier possède, au départ, une liberté de choix s’apparentant à celle du scientifique qui hésite entre plusieurs hypothèses, envisage plusieurs expériences pour les tester, et qui se doit, à chaque étape, de rapporter impartialement les résultats de son travail.

À mon avis, un bon romancier (ou, en tout cas, le genre de romancier que j’aime) a l’obligation d’une certaine neutralité envers ses personnages. Même s’il lui arrive d’éprouver de l’affection pour ses personnages de papier, il ne doit pas oublier de garder également un regard presque cruel de lucidité dans la description de leurs comportements et de leurs motivations profondes.

Un être humain n’est pas façonné uniquement par les mâchoires cannibales de l’Histoire avec un grand H et leur insatiable appétit de sang humain. Un homme ou une femme peuvent aussi décider de vivre leurs petites destinées à côté de cette dévoreuse de destins humains, faire semblant de l’ignorer ou, plus exactement, de souhaiter de toutes leurs forces que cette dernière les ignore. Ils peuvent vouloir aimer, haïr, jalouser, faire preuve de bonté ou de mesquines et ordinaires ambitions alors que de grands et épouvantables événements projettent leurs ombres mortelles sur eux.

Ce que j’essaie de montrer dans mes romans, c’est cette bataille entre le déterminisme terrifiant de certains moments historiques et la liberté, chèrement payée parfois, que possède malgré tout l’être humain de ne pas être totalement défini par eux. Mes personnages ne sont jamais des héros, mais des êtres ordinaires révélés à eux-mêmes et aux autres par des conditions extraordinaires.

La vie est une expérience terrible : nous naissons pour mourir et nous le savons. Cette seule réalité fait de tout être humain un philosophe tragique : vous regardez une personne que vous aimez, une femme, un homme, des enfants et vous savez en toute certitude qu’ils vont mourir, que vous allez mourir ! Cela est insupportable et transforme toute existence humaine en un roman indépassable : aucune œuvre littéraire n’atteindra jamais la grandeur cruelle d’une vie humaine ; à peine commençons-nous à comprendre la vie qui nous est donnée que nous la perdons. D’une certaine manière, une vie n’est qu’une longue agonie : le premier cri d’un bébé est celui-là même qui déclenche le compte à rebours qui le mènera à la tombe.

Toute écriture est, en ce sens, une œuvre philosophique : tout rire, tout bonheur, toute exaltation créés par un roman ou un poème sont certes des victoires contre la mort, mais des victoires tout à fait provisoires, tout à fait dérisoires contre le seul vainqueur à être toujours présent seul sur le podium final : la mort. Mais la grandeur de l’être humain, seul animal doté de la connaissance de sa finitude sur terre, est justement d’accumuler ces victoires provisoires dans tous les domaines, le domaine de l’art et de la science en particulier, et de les transmettre à ses congénères, qu’ils soient actuels ou, surtout, futurs, transformant ainsi son minuscule présent éphémère en une sorte d’immortalité itérative, transmise par une longue chaîne remontant à l’apparition de notre espèce.

Au fond, la littérature n’a de justification que parce que nous mourons. Enlevez la mort et la littérature devient inutile, sinon ridicule.

Un écrivain s’octroie le droit d’écrire ce qu’il désire, là où il le désire, à charge pour lui d’assumer l’honneur ou le déshonneur de ses écrits. Être écrivain ne donne pas, par ailleurs, la certitude d’avoir raison. Ne pas l’être, également.

Je continuerai donc à faire apparaître des mots sur mon écran jusqu’à ce que la mort, un bon matin ou un mauvais soir, ne me tape sur l’épaule en me soufflant : « Allez, fiston, ton tour de piste est terminé… »

Un écrivain algérien, Mouloud Mammeri, a écrit un jour : « Ceux qui, pour quitter la scène, attendent toujours d’avoir récité la dernière réplique à mon avis se trompent : il n’y a jamais de dernière réplique – ou alors, chaque réplique est la dernière, on peut arrêter la noria à peu près à n’importe quel godet, le bal à n’importe quelle figure de la danse… »

Anouar Benmalek (2016)