Conférence donnée au Claremont College (Californie, USA, avril 2016) et à la Rencontre Euro-Maghrébine de littérature en Tunisie (mai 2016)
Parce
qu’il y a un écrivain d’une part, parce qu’il y a un lecteur d’autre part, la
littérature est, par définition même, une
tentative de dialogue, vaine plus souvent qu’à son tour, désespérée parfois. Elle
est dialogue avec nous-mêmes bien sûr ; avec également ceux que nous concevons comme les « autres » ;
et, en combinant les deux, avec ces « autres nous-mêmes » que nous
faisons mine d’ignorer, ainsi que c’est le cas dans le monde arabe, ces
identités diverses pourtant elles aussi composantes essentielles de notre être
au monde, mais dissimulées, mais réduites au silence, mais encagées par la
force du « nous-mêmes » officiel.
Dans
mon propos sur l’enchaînement d’événements « para-littéraires » m’ayant
conduit à l’écriture de Fils du Shéol,
des mots reviendront à plusieurs reprises : arabe, écrivain, censure, terrorisme,
Shoah, génocide, Namibie, Hereros…
Commençons
par le mot « arabe », si chargé politiquement à présent qu’il
équivaut presque à une insulte dans la bouche de certains. Décrivons, par
quelques exemples personnels, ce que peut signifier parfois le fait d’être ce
qu’on appelle un « écrivain arabe » ou, plus exactement, un écrivain
issu d’un monde en réalité protéiforme, mais qu’une certaine pensée simpliste
caricature violemment en le réduisant à une seule « ethnie », à une seule
« langue », à une seule « religion ». Or quoi de plus
profondément divers que cette région de la planète qui va de l’océan Atlantique
à l’océan Indien et autres mers et golfes chauds (dans tous les sens du
terme : climatique et politique) ? Prenez les religions, par exemple,
qui sont parfois si exclusives qu’elles servent de définition à des « ethnies ».
Vous avez certes l’islam, religion de la majeure partie des habitants de ce
monde, mais déjà lui-même divisé en versions chiites (avec deux
sous-catégories : septicémain et duodécimain) et sunnites (avec ses quatre
grandes interprétations juridiques). Le mot « divisé » est ici un
euphémisme, tant les différences culturelles et cultuelles sont importantes
entre ces deux visions de l’islam et se traduisent, dans les moments de tension
politique, par des confrontations militaires meurtrières.
Mais
les religions, dans le monde prétendument unifié rigidement par l’islam, ne se
limitent pas, loin de là, à cet islam. Tout le monde a en tête, bien sûr, les Coptes
d’Égypte ou les Juifs de Tunisie, du Maroc et d’autres pays de la région. Avec
un peu d’effort, on peut se souvenir des Druzes qui croient en la réincarnation
et dont la religion, complexe, inclut même des éléments pythagoriciens. Mais
qui sait qu’en Irak, particulièrement le long des cours inférieurs du Tigre
et de l’Euphrate
et près du Chatt-el-Arab, se trouvent encore des croyants d’une
des plus anciennes et mystérieuses religions du monde, celle des Mandéens qui
croient à un ciel appelé Monde de Lumière,
professent l’existence d’un esprit du mal, féminin, appelé Ruha et assurent que
les bébés morts avant d’être baptisés dans l’eau seront portés pour l’éternité
par des arbres portant des fruits ressemblant aux seins de leurs mères ?
Qui avait entendu parler des Yézidis du mont Sinjar avant les massacres
génocidaires commis contre eux par les bourreaux de Daech ? Pour eux, un
Dieu unique a créé le monde, mais n’en est pas le conservateur, cette tâche ayant
été déléguée aux sept anges dont le plus important, Malek Taous, l’ange-Paon,
est à la fois une émanation et un serviteur du Tout-Puissant.
Un
dernier exemple est celui, à peine croyable, des Samaritains— oui, ceux de la
Bible ! Ils appartiennent à l’une des populations les plus petites du monde
(environ 700 individus, partagés à parts égales entre la Cisjordanie et Israël)
mais dotée d’une des plus anciennes histoires écrites attestées : bien que
leur religion soit fondée sur le Pentateuque, ils ne se donnent pas le nom de
Juifs, mais celui d’Hébreux, vénèrent le Mont Gerizim à la place du Mont Sinaï
et considèrent le Temple Juif de Jérusalem comme une innovation impie du roi
David !
Remarquons
que je me contente de ne parler que du monde dit arabo-musulman. Je ne citerai
pas, pour aller plus vite, les religions autres que musulmanes de l’Iran
puisque celui-ci n’est pas arabe (contrairement à ce que beaucoup croient). Il
faudrait alors citer, entre autres cultes, les Zoroastriens dont il reste moins
d’une centaine de familles en Iran, sur un total de cent milles croyants de par
le monde…
La
même diversité, peut-être plus importante encore, existe pour les langues. Allez
dire à un Kurde de Syrie, un Berbère d’Algérie ou du Maroc, un Arménien d’Irak,
un Turcophone de Syrie, que leur langue nationale est l’arabe ! Pire, même
en ce qui concerne l’arabe, il faut distinguer l’arabe dit classique (celui,
disons, des journaux) et ses versions dialectales qui sont si différentes
parfois que deux locuteurs situés chacun aux extrémités de ce monde arabe
auront beaucoup de mal à se comprendre s’ils ne s’expriment que dans les
versions dialectales propres à leurs pays.
L’unicité
tant vantée des croyances et de la langue de ce monde arabo-musulman n’est donc
qu’un mythe ou plutôt un fantasme bien utile pour les pouvoirs de toutes
obédiences qui voudraient imposer un même moule de pensée politico-religieux à
des centaines de millions de personnes ! Mais cette situation de diversité
de facto n’est-elle pas, en réalité,
une situation tout à fait normale et prévisible si l’on considère l’immensité
de la région dont nous discutons ? Imaginerait-on, en effet, une langue
unique utilisée par tous les Européens, fussent-ils Espagnols, Suédois ou
Allemands ?
Mais
il y un domaine où, malgré tout, cette unicité existe : c’est celle de la
façon dont les différents régimes politiques traitent leurs populations
respectives. Tous les types de régimes existent dans cette partie du
monde : monarchies, républiques, émirats, mélanges audacieux et incestueux
des systèmes précédents, tels que les républiques monarchiques de facto. Ajoutons, pour l’exotisme, le
cas algérien où le devant officiel de la scène politique est occupé par un
président le plus souvent en salle de soins intensifs, tandis qu’un cabinet
noir exerce la réalité du pouvoir… Cette diversité de façade des pouvoirs
n’empêche pas que tous ces pays (tous !) agissent semblablement avec leurs
peuples : mépris, répression, censure des médias, intolérance extrême,
militarisation de la société, répression policière, prédation des biens
publics, corruption à tous les niveaux, élections truquées (quand il y en a),
etc.
Reconnaissons
cependant que certains pays arabes réussissent mieux que d’autres dans l’art de
faire oublier leurs turpitudes : l’Arabie saoudite (un Daech qui a réussi) et
le Qatar (un État coffre-fort corrupteur et fournisseur de moyens financiers
aux groupes islamistes radicaux) ont plus d’alliés occidentaux que la Syrie du
dictateur Bachar El Assad, fils de son père, le maître dictateur de fer et de
sang, Hafed El Assad…
Comment
donc se débrouille un simple citoyen, s’il prétend quand même faire œuvre
d’écrivain dans ces conditions ? Eh bien, il aura d’abord à faire
connaissance avec cette institution consubstantielle de toutes les dictatures
et sociétés arabes, la censure, qu’elle soit d’ordre politique, religieuse ou
sociale. La liberté de l’écrivain et de l’artiste en général y reste tributaire
d’un axiome que les pouvoirs politico-religieux résument ainsi : « Je
ne suis disposé à t’accorder la liberté d’expression que si tu prends
l’engagement, sous peine des conséquences les plus redoutables, d’être toujours
d’accord avec moi ! »
Mon
premier exemple est presque amusant quand j’y repense. Je revenais de Kiev
(Ukraine) où j’avais soutenu une thèse de doctorat en mathématiques et j’avais
réussi rapidement à publier en Algérie un premier roman, « Ludmila »,
chez une maison d’édition gouvernementale, roman qui racontait les tribulations
d’un étudiant étranger portant un regard critique sur la société soviétique.
L’URSS existait encore et était dirigée par un certain Gorbatchev. Quelques
jours après sa parution en Algérie, le livre était retiré de toutes les librairies
du pays, à la suite de fortes pressions de l’ambassade d’URSS à Alger. Le
propre directeur de la maison d’édition gouvernementale qui m’avait publié
s’est cru obligé d’écrire ensuite dans la presse algérienne un article de
repentance (à la chinoise) m’accusant d’avoir écrit un livre qui portait
atteinte, selon ses propres mots, aux « intérêts diplomatiques suprêmes de
l’Algérie » ! Vous imaginez : moi, simple étudiant à l’époque…
N’oubliez pas que c’est sa propre maison qui l’avait édité ! Un diplomate
qui était en poste à Moscou à l’époque de la publication du roman à Alger m’a
expliqué récemment que le gouvernement soviétique, partant de l’idée
« raisonnable » que la liberté d’édition n’existait pas en Algérie et
que, par conséquent, toute publication étatique n’y pouvait exister qu’avec
l’aval des autorités algériennes, en avait déduit que mon roman était en
réalité le signal inquiétant d’un imminent éloignement de l’Algérie de ses alliances
géostratégiques traditionnelles…
Ma
deuxième grande surprise en matière de censure a été la censure « socio-islamiste ».
Ce n’est pas vraiment l’adjectif qu’il convient, mais je le garderai faute de
mieux. J’avais publié en France un roman sur les Morisques d’Espagne, ces
musulmans forcés de se convertir à la religion catholique après la chute de
Grenade en 1492. Comme les Marranes, la plupart des Morisques continueront de
croire à leur ancienne foi dans le secret de leurs cœurs, malgré le risque
d’être brûlé vifs si l’Inquisition le découvrait. Au début du 17ème siècle, la
couronne d’Espagne décidera d’expulser tous les descendants de Moriques :
ce sera la première déportation d’État de l’histoire moderne. Le but de mon
livre était, entre autres, de rendre hommage à la tragédie de ces Morisques
oubliés par l’Histoire, encore trop musulmans pour les Chrétiens d’Espagne,
encore trop chrétiens pour les Musulmans d’Afrique du Nord qui, souvent, les
accueillirent mal après leur déportation. Les ennuis de ce livre en Algérie commencèrent
avec les employés de la maison d’édition locale qui devait publier la version
algérienne d’Ô Maria : ceux-ci
menacèrent de démissionner en bloc si leur maison d’édition honorait le contrat
signé et maintenait la publication de mon livre. Puis certains employés encore
plus zélés envoyèrent le fichier du roman à la presse en soulignant ce qui leur
apparaissait comme blasphématoire…
Cette
époque de ma vie qui a suivi la publication d’Ô Maria a été très difficile à vivre. Après une campagne de
dénonciations haineuses de mon livre en Algérie, reprise comme une trainée de
poudre partout dans le monde arabe par des journalistes n’ayant pas lu une
ligne de mon livre (et pour cause, celui-ci n’ayant pas été traduit en arabe),
une condamnation à mort avait été lancée à mon encontre par un groupe terroriste.
Sur les conseils des services de sécurité français, ma famille et moi avons dû
quitter le domicile familial (Notons au passage qu’il a fallu expliquer à mon
jeune fils pourquoi nous quittions la maison : des problèmes de plomberie,
ce qui l’avait ravi puisque cela voulait dire ne plus aller à l’école pendant
quelques jours…).
Ah,
vous vous retrouvez bien seuls en pareille circonstance… comme tant d’autres
intellectuels à travers le monde arabe. Mais bon, tout cela est d’une terrible
et féroce banalité dans cette région du monde dominée par l’idéologie et la peur
des fanatiques de tout poil : vous pouvez être condamné à mille coups de
fouets pour avoir osé émettre une opinion modérée sur l’égalité des religions ;
vous pouvez être décapité sur la place publique, au choix, par un État membre
de l’ONU parce que vous êtes un opposant politique, ou par un groupe terroriste
parce que vous dirigez un département d’antiquités romaines ; vous pouvez
être fusillé parce que vous n’avez pas répondu correctement à une banale
question de théologie à un barrage routier ; vous pouvez être égorgés en
groupe parce que vous appartenez à une autre religion ; vous pouvez être
vendue comme esclave enfant à des combattants qui prendront d’abord la
précaution de prier dévotement avant de vous violer, etc.
Tout
cela sans provoquer d’indignations massives, sans que des foules scandalisées
ne sortent dans les rues de toutes les villes arabes pour clamer : pas en
notre nom !
Alors,
pour les écrivains de cette région, il ne reste plus qu’une seule issue
honorable : celle de s’obstiner à écrire puisque tout leur serait
dorénavant interdit. Mais signalons au passage qu’il y a aussi, pour moi et
pour beaucoup d’autres personnes issues de cette région du monde qui va de
l’Atlantique au Golfe persique, des raisons d’espérer importantes dans ce monde
d’obscurité. N’oublions pas, et ce n’est pas contradictoire avec ce que j’ai
déjà dit, n’oublions jamais ces multitudes d’individus dans ce monde arabe qui
persistent, au prix de leurs vies, à résister courageusement à l’oppression
tant des régimes corrompus que des milices terroristes, alors que tout devrait
les inciter à l’abandon et au désespoir le plus absolu.
Nous
devons lire les poètes et les romanciers libres de ce monde arabe qui risquent
littéralement leurs vies pour un mot de travers. Nous ne soutenons pas assez
ces écrivains, ces journalistes ou ces blogueurs condamnés au fouet et à de
longues années de prison par des régimes théocratiques. Nous restons trop
souvent muets face à la puissance de l’argent du Golfe, Arabie saoudite en
tête, et de sa propagande intégriste.
Qu’on
ne se méprenne pas sur mes propos : je parle du monde arabe avec colère
parce que j’aime passionnément ce monde, celui de mon père et de ma mère et des
années les plus importantes de ma vie, celles qui vous forment au plus profond
de vous-même. Une tristesse infinie me prend quand je réalise l’état de
destruction, de chaos et de haine du monde arabe actuel. L’Irak, diverse dans
ses croyances et ses cultures, héritière de la brillante civilisation des
Abbassides, a peut-être fini d’exister. Entre terrorisme abject et cruelle
dictature, la grande Syrie avec ses centaines de milliers de morts est en voie
de balkanisation définitive. Que dire alors du petit Yémen, écrasé par
l’affrontement entre les armées d’une coalition brutalement menée par l’Arabie
saoudite et des Houthis au service de l’Iran ? L’intolérance absolue
introduite par les mouvements terroristes à vision messianique du type de Daech
tente d’ensauvager de manière uniforme une région dont la caractéristique
capitale (et souvent dissimulée) a été d’abord, comme j’ai essayé de le
montrer, la pluralité culturelle, langagière, ethnique et religieuse.
Venons
maintenant à ce qui fait l’objet du cœur de ce texte : Fils du Shéol. La presse occidentale et
arabe a dit de cet ouvrage que c’était le premier roman « arabe » sur
la Shoah, en omettant systématiquement (cela est significatif aussi d’un certain
racisme inconscient) de noter que Fils du
Shéol se veut aussi le premier ouvrage de fiction (et pas seulement au
niveau du monde arabe) à traiter d’un autre génocide, totalement méconnu, celui
des Hereros.
J’ai
toujours été passionné par ce type de littérature décrivant la confrontation
terrible, parfois mortelle, toujours révélatrice, qui met aux prises des
personnages « ordinaires » avec la grande broyeuse de l’Histoire.
Dans mes romans, j’ai débuté évidemment par ce que je connaissais le mieux,
l’Algérie, sa guerre d’indépendance, le vol de la démocratie par le pouvoir
militaire, suivi par la terreur islamiste et ses deux cents milles morts ;
puis de fil en aiguille, le Moyen-Orient avec ses interminables et désespérants
conflits, l’Andalousie et la déportation des Morisques. Je suis même allé en
Tasmanie pour évoquer le génocide « réussi » des Aborigènes de cette
île australienne à la fin du 19ème siècle.
Dans
mes romans, je me rends compte au fond que j’ai essayé sans relâche, plus ou
moins consciemment, de répondre à l’interrogation qui nous taraude tous à
certains moments : « Qu’aurais-je fait si… ? Que ferais-je
si… ?»
Qu’aurais-je
fait, par exemple, si j’avais été torturé pendant la guerre d’Algérie par
l’armée française dans les années cinquante… ou par l’armée algérienne dans les
années quatre-vingts ? Qu’aurais fait si j’étais tombé entre les mains
d’un groupe terroriste algérien ? Qu’aurais-je fait si j’avais été le
dernier aborigène de Tasmanie à la suite des massacres perpétrés par les colons
anglo-saxons, etc. ?
À
chacune de ces interrogations, j’ai tenté de répondre par un roman.
La
question, qui allait mener à Fils du
Shéol, s’est finalement imposée à moi avec une telle force que j’ai décidé
de tenter d’y répondre, dans la mesure de mes moyens, et au moins
partiellement : « Qu’aurais-je fait si j’avais été un Allemand juif,
pris, ainsi que toute ma famille, dans les mâchoires de l’appareil nazi, en
route vers les chambres à gaz ou, pire, destiné à devenir un esclave membre des
Sonderkommandos, condamné à enfourner
ses propres coreligionnaires dans les fours crématoires, avant d’y être
précipité à son tour ? »
J’avais
déjà lu et vu un nombre important de livres et de films sur la Shoah, j’en ai
encore lu et vu des dizaines au cours de l’écriture de ce livre pour finalement
m’en tenir à une unique ligne de conduite : raconter le seul point de vue
d’une famille « ordinaire » de Juifs berlinois, ni plus ni moins
héroïques que d’autres et n’ayant pas plus d’informations sur la suite des
événements que n’importe quel citoyen banal du Troisième Reich.
Des
appréhensions, j’en ai eu mon lot, bien sûr, mais ce n’était pas parce que
j’étais probablement le premier « Arabe » ou plutôt « Arabo-Berbère »
à consacrer un ouvrage de fiction à la Shoah. Ma crainte, constante, avait été
de ne pas être à la hauteur d’un sujet sur lequel règne cette malédiction
d’être « indicible ». Je récuse de toutes mes forces cette
qualification d’ « indicibilité », de
« sacralisation » de la Shoah, au point qu’il serait presque
blasphématoire de s’en emparer par les moyens de la fiction : le génocide
des Juifs et des Tziganes a été commis par des êtres humains sur des êtres
humains, et, de ce simple fait, il peut et doit être raconté avec les mots des
humains, aussi difficile que cela puisse être.
Le
seul frein qui m’avait longtemps retenu d’écrire ce roman sur la Shoah a été un
problème de « légitimité ». Non pas la légitimité intrinsèque de
l’écrivain : j’affirme qu’un écrivain a le droit de s’emparer de n’importe
quel sujet, nous faisons tous partie de la même communauté des Homo sapiens et
n’importe quel malheur touchant une partie de cette communauté nous concerne ou
devrait tous nous concerner. Je parle ici plutôt d’une légitimité vis-à-vis de
moi-même : qu’apporterais-je de nouveau, moi Africain, à une histoire qui
s’était produite loin de mon continent d’origine, qui n’avait a priori aucune
relation avec celle de l’Afrique. Le déclic a été la lecture d’une biographie
d’un des dirigeants les plus importants du système nazi, Hermann Göring. Au
détour d’une phrase, j’y ai appris que son père, Heinrich Göring, avait été
gouverneur de la German South West Africa, autrement dit : l’Afrique du
Sud-Ouest Germanique (actuellement la Namibie). Intrigué, j’ai commencé à
étudier l’histoire de cette colonie allemande, dont je ne soupçonnais même pas
l’existence auparavant. J’ai découvert peu à peu l’ampleur des massacres commis
par les soldats du Deuxième Reich pendant leur occupation, qui culmineront en
1905 avec le génocide des Hereros et des Namas. 80% des Hereros y perdront la
vie dans des conditions épouvantables, suivis, peu de temps après, par 50% des
Namas. Ma stupéfaction initiale vient de ce que je n’avais jamais entendu
évoquer précédemment ce génocide inaugural du 20ème siècle. J’ai vérifié autour
de moi, j’ai posé la question à nombre d’écrivains, africains et
européens : partout la même extraordinaire ignorance de ce qui n’aurait
jamais dû être ignoré. On pouvait donc avoir commis le premier génocide du
siècle dernier et le faire disparaître du menu de la mémoire commune !
Des
recherches plus attentives m’ont alors permis de comprendre que le génocide
perpétré dans la GSWA avait été, en quelque sorte, un « brouillon »
artisanal de que l’Allemagne nazi mettrait en œuvre, moins de quarante ans plus
tard, de manière monstrueusement industrielle, contre les Juifs et les
Tsiganes : mêmes obsessions raciales, premières expériences à visées
pseudo génétiques, personnages ayant fait leurs premières armes dans la colonie
et qui se retrouveront en dirigeants de premier plan dans le système hitlérien,
même meurtrière philosophie pénitentiaire avec des camps de concentration (oui,
c’était bien leur dénomination officielle !) où les prisonniers affamés et
obligés de porter des plaques de cuivre numérotées autour du cou, se voyaient exploités
comme main d’œuvre servile jusqu’à leur mort par exténuation…
Et,
pour finir, en miroir à la décision de mettre en branle la « Solution
finale » contre les Juifs prise par les Nazis à la conférence de Wannsee,
le Vernichungsbefehl du général von
Trotha ordonnant, au nom du Kaiser Wilhelm, que « Chaque Herero trouvé à
l’intérieur des frontières allemandes, armé ou non, en possession ou non de
bétail, sera tué »…
À
ce moment, j’ai su que je tenais là ma légitimité personnelle en tant
qu’écrivain « arabe » et, plus généralement « africain » :
la Shoah nous concerne aussi, nous autres Africains, et de manière presque
directe, parce qu’elle a, en quelque sorte, « un peu » commencé en
Namibie.
Signalons
que ce n’est qu’en juillet de l’année dernière que l’Allemagne a reconnu le
génocide des Hereros et des Namas.
Je
voudrais terminer par quelques réflexions sur le métier de romancier. Je crois
que le roman correspond, au fond, à une expérience presque scientifique :
on prend un certain nombre de personnages auxquels on impose des contraintes de
différentes sortes, on les plonge dans des conditions extérieures ne dépendant
pas d’eux (le pays, les événements historiques, les conditions sociales et
politiques, les croyances religieuses) et l’on observe comment chacune de ces
créatures virtuelles, munie de son lot de déterminisme et de libre arbitre, va
se débrouiller pour mener à bien sa barque. Ma description est évidemment
caricaturale, mais l’important est que le romancier possède, au départ, une
liberté de choix s’apparentant à celle du scientifique qui hésite entre plusieurs
hypothèses, envisage plusieurs expériences pour les tester, et qui se doit, à
chaque étape, de rapporter impartialement les résultats de son travail.
À
mon avis, un bon romancier (ou, en tout cas, le genre de romancier que j’aime)
a l’obligation d’une certaine neutralité envers ses personnages. Même s’il lui
arrive d’éprouver de l’affection pour ses personnages de papier, il ne doit pas
oublier de garder également un regard presque cruel de lucidité dans la description
de leurs comportements et de leurs motivations profondes.
Un
être humain n’est pas façonné uniquement par les mâchoires cannibales de l’Histoire
avec un grand H et leur insatiable appétit de sang humain. Un homme ou une
femme peuvent aussi décider de vivre leurs petites destinées à côté de cette
dévoreuse de destins humains, faire semblant de l’ignorer ou, plus exactement,
de souhaiter de toutes leurs forces que cette dernière les ignore. Ils peuvent
vouloir aimer, haïr, jalouser, faire preuve de bonté ou de mesquines et
ordinaires ambitions alors que de grands et épouvantables événements projettent
leurs ombres mortelles sur eux.
Ce
que j’essaie de montrer dans mes romans, c’est cette bataille entre le
déterminisme terrifiant de certains moments historiques et la liberté,
chèrement payée parfois, que possède malgré tout l’être humain de ne pas être
totalement défini par eux. Mes personnages ne sont jamais des héros, mais des
êtres ordinaires révélés à eux-mêmes et aux autres par des conditions extraordinaires.
La
vie est une expérience terrible : nous naissons pour mourir et nous le
savons. Cette seule réalité fait de tout être humain un philosophe
tragique : vous regardez une personne que vous aimez, une femme, un homme,
des enfants et vous savez en toute certitude qu’ils vont mourir, que vous allez
mourir ! Cela est insupportable et transforme toute existence humaine en
un roman indépassable : aucune œuvre littéraire n’atteindra jamais la
grandeur cruelle d’une vie humaine ; à peine commençons-nous à comprendre
la vie qui nous est donnée que nous la perdons. D’une certaine manière, une vie
n’est qu’une longue agonie : le premier cri d’un bébé est celui-là même
qui déclenche le compte à rebours qui le mènera à la tombe.
Toute
écriture est, en ce sens, une œuvre philosophique : tout rire, tout
bonheur, toute exaltation créés par un roman ou un poème sont certes des
victoires contre la mort, mais des victoires tout à fait provisoires, tout à
fait dérisoires contre le seul vainqueur à être toujours présent seul sur le
podium final : la mort. Mais la grandeur de l’être humain, seul animal
doté de la connaissance de sa finitude sur terre, est justement d’accumuler ces
victoires provisoires dans tous les domaines, le domaine de l’art et de la
science en particulier, et de les transmettre à ses congénères, qu’ils soient
actuels ou, surtout, futurs, transformant ainsi son minuscule présent éphémère
en une sorte d’immortalité itérative, transmise par une longue chaîne remontant
à l’apparition de notre espèce.
Au
fond, la littérature n’a de justification que parce que nous mourons. Enlevez
la mort et la littérature devient inutile, sinon ridicule.
Un
écrivain s’octroie le droit d’écrire ce qu’il désire, là où il le désire, à
charge pour lui d’assumer l’honneur ou le déshonneur de ses écrits. Être
écrivain ne donne pas, par ailleurs, la certitude d’avoir raison. Ne pas
l’être, également.
Je
continuerai donc à faire apparaître des mots sur mon écran jusqu’à ce que la
mort, un bon matin ou un mauvais soir, ne me tape sur l’épaule en me
soufflant : « Allez, fiston, ton tour de piste est terminé… »
Un
écrivain algérien, Mouloud Mammeri, a écrit un jour : « Ceux qui,
pour quitter la scène, attendent toujours d’avoir récité la dernière réplique à
mon avis se trompent : il n’y a jamais de dernière réplique – ou alors,
chaque réplique est la dernière, on peut arrêter la noria à peu près à
n’importe quel godet, le bal à n’importe quelle figure de la danse… »
Anouar Benmalek (2016)
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